Café Fleuri Chapitre 5 : Courteau, surveillant général.


Chapitre 5 : Courteau, surveillant général.



— De toute façon, les gamins de maintenant, on ne peut plus rien en faire. Que ce soient des fils d’immigrés qui savent trois mots de français dont deux sont des insultes; ou des fils de bourgeois, enfants rois qui vous prennent pour de la merde et sont incapables d’obéir ; c’est du pareil au même. Les gamins d’aujourd’hui, c’est une catastrophe… Alors les profs, je les plains, mais pas trop non plus, parce que c’est aussi en partie de leur faute. Ils ont baissé les bras il y a bien longtemps, ils ne sont devenus que de petits fonctionnaires qui font semblant de bosser en se justifiant en permanence avec de belles paroles…
— Attends, attends, tu mélanges trop de choses à la fois, là. Les enfants d’un côté, et les profs de l’autre. Moi je connais bien les deux, je travaille avec ! Alors, je peux en parler. Parce que les grands mots, c’est bien joli, mais il y a la réalité, et elle est têtue la réalité ! Il faut la vivre aussi…
Jean Michel Courteau ne s’énervait jamais, une patience à toute épreuve. Bedonnant d’un petit ventre bien assorti à sa petite taille, fort accent du sud-ouest, il était le monsieur éducation du Fleuri. Dès qu’un sujet s’y prêtait, il décrivait sa vie dans un collège de banlieue assez difficile. Il apparaissait comme une personnalisation de ce que devait être l’humanité du système éducatif. Ses exemples défendaient toujours les élèves, en expliquant leurs difficultés.
Il répondait ce jour-là à Émile, notre pilier de comptoir nationaliste qui était accompagné à la grande surprise de tous, d’une belle inconnue. Une femme, la quarantaine, en tailleur élégant, qui mesurait bien dix centimètres de plus que lui aidée de ses talons aiguilles. Personne n’avait jamais vu Émile au Fleuri accompagné d’une femme, ni d’ailleurs une femme d’une telle prestance dans ce bar de quartier à la clientèle populaire. La dame en noir avait encore peu parlé jusque-là, mais ses quelques mots avaient laissé toutes les bouches bées. Son charisme détonnait au milieu de ces conversations d’une piètre banalité.
Il y avait aussi ce jour-là, à l’autre extrémité du bar, un client que personne ne connaissait non plus. La casquette enfoncée jusqu’au bas du front, la trentaine, d’origine arabe ; il écoutait sans mots dire chacun des intervenants avec une telle attention qu'elle paraissait parfois surjouée.
— Elle est un peu facile celle-là. À chaque fois, tu nous la ressors. Mais il n’y a pas que ceux qui bossent dans l’éducation qui peuvent en parler tout de même ! Nous avons tous des enfants et des petits-enfants, on sait lire les journaux, on voit des documentaires. On n’invente pas tout ce qu’on dit non plus. Et s’il n’y avait que les profs et les éducateurs pour nous dire comment faire, on ne serait pas dans la merde ! Pardons pour le mot, Isabelle, termina-t-il en se retournant vers celle qui l’accompagnait.
— Je ne suis ni prof ni éducateur, je suis conseiller principal d’éducation.
— Ah oui, celle-là aussi, elle est bien belle. Monsieur, que dis-je, son altesse le conseiller principal d'éééducation. Je t’en foutrais, moi, des titres à rallonge. À l’époque on disait surgé, et ce n’est pas parce qu’on les appelle techniciennes de surface que les femmes de ménage ont changé de boulot !
— C’est vrai, mais je ne vois pas pourquoi on devrait continuer à utiliser le vocabulaire du moyen Âge pour parler non plus ; comme tu le dis, cela ne change pas le boulot. Quoique, nous avons moins le rôle de répression et davantage celui d’écoute et de soutien de l’élève que ne l’avait le surgé de l'époque.
— Oui, et bien justement, nous on le regrette ce rôle-là… Au moins, ils apprenaient un minimum les règles du savoir-vivre. À force de les écouter, de les comprendre, on a fini par tout leur excuser et tout leur permettre. Un bon coup de pied au cul, excuse-moi l’expression Isabelle, voilà ce qui leur manque aux jeunes de maintenant. Ils se croient tout permis. Sans ça, plus aucun respect, pour rien du tout.
— Tu sais, à l’époque, ceux à qui on mettait des taloches et des punitions, finissaient tout autant en prison que ceux qui posent problème aujourd’hui. Avec une haine de la société tout aussi grande, voire pire !
— Et bien au moins, ils avaient des repères. Ils savaient si ce qu’ils faisaient était bien ou mal. Maintenant, tout se vaut, tout peut s’expliquer, on victimise à tour de bras et hop, le tour est joué. Les pauvres petits par ci, les pauvres petits par là. C’est n’importe quoi, ils ont perdu les vraies valeurs, je te le dis, moi !
— Tu exagères, et tu caricatures. D’abord, on ne cesse de leur parler des règles, de les leur expliquer pour qu’ils les comprennent. Ensuite, ils ne sont pas tous fous ou complètement cons. Ils savent très bien ce qu’ils font. On a l’impression que les parents et l’éducation nationale ont baissé les bras, mais en fait pas du tout, le travail de fond sur les règles, les valeurs, se poursuit. Et de même, ce nouveau courant religieux, en France, la religion musulmane, participe à l’enseignement de ces mêmes valeurs.
À l’évidence, Jean Michel n’avait pas choisi de mettre ce dernier point d’argumentation au hasard. Il savait qu’Émile allait être complètement déstabilisé, entre son avis d’attaquer méchamment l’islam, comme à son habitude, et la présence du client à la casquette qui avait tout l’air d’appartenir à cette religion. Son origine arabe, et le fait qu’il ne buvait qu’un Orangina, rendrait sa classification pratiquement certaine pour Émile. Pour répondre, il dut choisir prudemment ses mots en jetant souvent des petits regards sur ce client.
— Alors là, tu vas un peu loin. L’école est laïque que je sache. Je ne vois pas comment les musulmans pourraient montrer des valeurs positives pour nous. Le fait que les associations musulmanes se battent pour le voile à l’école ne me paraît pas une valeur très morale par exemple. Quand ils organisent des séances de jets de pierres, pour une raison ou une autre, sur nos écoles, on ne peut pas dire qu’ils apprennent aux élèves le respect des institutions françaises. Et quand ils s’insurgent contre les programmes scolaires où on enseigne la contraception, ce n’est pas fameux non plus…
Le client du bout du comptoir ne bougeait pas. Il regardait fixement et froidement Courteau, sans exprimer quoi que ce soit sur son visage. Comme s’il regardait intensément un mur en pensant à autre chose. Cette attitude, bien que neutre, dérangeait finalement davantage qu’une franche réprobation. La femme qui accompagnait Émile, percevant le malaise, eut alors une étrange réaction. Elle s’adressa directement à ce client :
— Et vous monsieur, vous êtes peut être musulman, que pensez-vous de tout cela ?
Il ne répondit pas, c’est à peine s’il lui rendit un regard lorsqu’elle s’adressa à lui. Il garda le même visage froid et impassible, en continuant à fixer Courteau. Se rendant compte du malaise provoqué par son amie, Émile renchérit comme si de rien n’était, espérant ainsi tout effacer et revenir à une ambiance plus normale.
— Moi, je n’ai rien contre les musulmans, ni les catholiques…, ni même les bouddhistes ! Pour moi, ils sont tous respectables. Je constate juste que ce que tu dis sur leur bonne influence est contredit par certains faits. Les faits on n’y peut rien, ils sont ce qu’ils sont, ce n’est pas moi qui les invente !
— Ben les faits, moi, je les vis au collège. Et ce n’est pas les enfants de familles musulmanes pratiquantes qui ont les enfants les moins bien élevés. Certains de ces élèves sont excellents et feront de très bonnes études. Heureusement qu’ils sont là d’ailleurs, ça nous permet de montrer l’exemple à suivre aux autres. Dans mon bureau, j’accueille tout le monde, ils le savent. Ils connaissent mon respect pour les religions, c’est une question de confiance à établir pour renouer un début de dialogue. Si tu ne les respectes pas, ce que tu diras n’aura aucun effet. Et ce n’est pas avec les punitions, ou la violence que tu suggères, qu’ils auraient plus de respect pour toi. Si tu les traites avec violence, soit ils se rebellent et deviennent eux-mêmes violent, soit ils ont peur et ils fuient tout dialogue.
— C’est bien gentil d’accueillir, et d’accueillir. Nous aussi, en France on a accueilli et accueilli. On a donné du boulot, la sécu, la nationalité et le droit de vote même. Et pour quel résultat ? Ils mordent la main de ceux qui les ont nourris. Voilà le résultat. On n’aurait pas tout laissé aller dès le départ, on n’en serait pas là. Tes gamins, c’est de la graine de racaille. Il ne faut pas l’empêcher de pousser, mais il faut bien l’attacher au tuteur. Qu’elle aille dans le droit chemin, contrainte et forcée, et si ça lui fait mal et ben tant pis. Et la première chose, c’est de faire reculer ces religions médiévales qui n’ont rien à faire en France à notre époque !
Émile s'était mis à parler fort. Madame Ginette , la patronne, commençait à lui jeter des regards noirs. C’était efficace, il la connaissait bien et savait que s’il dépassait les bornes, il allait en prendre pour son grade. Il but son verre et relâcha sa tension.
— Mais c’est bien ce qu’on fait, ne t’inquiète pas. Pour guider les enfants, il n’y a pas besoin de violence, pas besoin de force. On a surtout besoin de patience, de persuasion par le dialogue. Quant à la religion, pour moi, ce n’est pas un problème. Il n’y a pas de grande différence avec des familles catholiques ou autres. Je vois surtout la profession des parents, c’est leur niveau social qui a de l’influence. Les filles musulmanes, par exemple, sont souvent bien plus studieuses. Qu’elles soient voilées ou pas d’ailleurs. On voit qu’elles veulent s’en sortir. Plus que les garçons, et plus que les autres filles de banlieue. J’en ai quand même une qui est passée chez nous il y a quelques années, et qui a fait l’école des mines. C’est pas rien ! Je me souviens qu'elle était passée dans mon bureau à l'époque des histoires avec le voile, quand tous les médias en parlaient. Ils nous ont bien foutu le feu aux poudres d’ailleurs ceux-là... Ben elle, elle s’était voilée juste pour protester, par solidarité avec celles qui le portaient par conviction. Je l’avais convoquée et je lui avais expliqué que sa réaction était normale et que la cause qu’elle défendait était juste. Ça l'avait surprise d'ailleurs. Mais je l’ai avertie qu’il fallait qu’elle fasse attention à ne pas aller trop loin, car cela pouvait se retourner contre elle. Qu’elle devait aussi penser à son avenir et défendre ses idées sans se couper d’une carrière universitaire qui pouvait être brillante. C’était déjà une très bonne élève. Finalement, je lui avais dit, et c’est ce qui je crois a eu le plus d’effet, que sa revanche serait de réussir le mieux possible et montrer à la société que le musulman peut être quelqu’un d’exceptionnel. Je lui avais fait comprendre que peu de gens, musulmans ou non, avaient comme elle le pouvoir d’aller aussi loin dans les études. Réussir personnellement était son devoir pour sa communauté. Et ça a marché, la preuve.
— Oui, bien sûr, toujours les contes de fées pour… Émile fut coupé net dans sa tirade.
Le coup de poing sur le comptoir et le ton agressif et plein de haine du client à la casquette le laissa sans voix.
— C’est vrai Courteau, tu aimes bien les jeunes filles musulmanes, fils de pute… gronda-t-il menaçant, lançant un regard noir et froid dans les yeux de Courteau.
Courteau pâlit d’un seul coup. Il le regardait à la fois inquiet et intrigué, sans répondre. À l’évidence, il ne comprenait pas qui était cet individu et essayait de se souvenir d’un indice pour savoir ce qu’il lui voulait. Un ancien élève ? Un de la bande de la cité voisine du collège, qu’il avait affronté il y a peu avec l’aide de la police ? Après quelques longues secondes d’une ambiance franchement refroidie et silencieuse, il finit par lui répondre.
— Je n’ai rien contre personne dans mon boulot. Je n’ai pas de préférence, dit-il calmement. Mais, on se connait ? Pourquoi me parlez-vous sur ce ton ?
— Tu fais le beau devant tes potes, hein ? C’est ton petit bar là, ta petite cour. Tu te fais admirer et tu donnes des leçons ici, hein ? Ici t’es le mec respecté, quoi…
— He, oh, ça va là. On ne veut pas d’histoire, dit Émile levant le ton. Si vous cherchez à foutre le bordel, vous devriez aller voir ailleurs. Ici on est tranquille entre nous, alors pas de problèmes compris ? Et restez poli, s’il vous plaît.
— Toi j’te cause même pas, t’existes même pas, tu comprends ? Alors laisse tomber.
— Bon ça va aller, on ne va pas s’échauffer sur des malentendus, coupa Isabelle conciliante. Si quelque chose ne vous a pas plu, on peut en parler calmement. Peut-être accepteriez-vous un verre en guise d’apaisement ?
La classe d’Isabelle contrastait avec la violence qui semblait prête à sortir de tous les pores de cet individu, et qui mettait tout le monde en position de médiation plutôt que d’affrontement. Seul Émile était à peine davantage dans l’exaspération, mais même lui restait calme et préoccupé.
— Il n’y a pas de malentendu , hein, Courteau. T’es un vrai fils de pute, toi. Le roi des fils de pute de ce collège, dit-il en se levant de son tabouret puis en se rapprochant peu à peu du groupe l’air menaçant. Tu ne leur as pas expliqué, hein, à tes copains. Ici tu veux rester respectable.
— Bon ça va là, on se calme, dirent en chœur Émile et la patronne qui commençait à s’en mêler.
Isabelle, pensant qu’Émile pouvait réagir physiquement, le prit dans ses bras et le tira vers l’arrière. Le gars à la casquette avança alors sur le groupe en criant et finit par prendre Courteau par le col.
— Mais qui, qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? balbutia Courteau.
— Jamila, Jamila El Moussali, tu l’aimais bien elle aussi ?….
— Lâchez-le tout de suite, non, mais ça va pas, là ? ordonna Émile en essayant vainement, mais pas trop non plus, de se défaire de l’étreinte de son amie Isabelle.
Courteau accompagna le geste qui lui permit de faire lâcher prise à l’individu d’un « oui c’est bon, je m’en souviens. » Il recula et pointant du doigt Émile lui intima l’ordre de ne pas s’en mêler. « Vous non plus, madame Ginette » rajouta-t-il.
— Jamila, c’était ma sœur. Nous, on ne savait rien. Elle n’a jamais rien dit. Elle s’est juste enfermée dans sa tristesse, dans sa souffrance, pendant dix ans. Elle s'est fait bouffer par sa déprime et s’est finie aux barbituriques cette semaine. Dix ans après, fils de pute. Mais elle a laissé une lettre, affirma-t-il en brandissant une feuille de papier qu’il avait sorti d’une de ses poches.
— Oh non, mon dieu. Pardon, pardon, trembla Courteau de tout son corps.
Voyant la réaction de Courteau tout le monde se figea sur place et stupéfait attendit la suite.
— T’es qu’un enculé, Jamila c’était ma sœur…
Il se rua alors sur Courteau une deuxième fois et le projeta violemment entre les chaises et les tables du fond du bar. Il tomba et resta assis par terre.
— Pardon, pardon sanglota-t-il en se protégeant la tête dans ses bras.
Le frère de Jamila, sans plus dire mot, lui infligea avec rage cinq ou six grands coups de pied dans le corps et les bras. Il se retourna pour s’assurer que personne n’allait intervenir. Puis se retournant de nouveau, termina par un grand coup de pied qui passa entre les bras de Courteau dont frappant durement le visage qui se couvrit de sang. Il fut projeté en arrière et tomba allongé sur le sol sans ne plus bouger. L’homme le regarda quelques secondes, se retourna, fixa les autres clients et la patronne d’un regard vide puis sortit sans rien dire par la porte vitrée.

Charles Aznavour — Non, je n’ai rien oublié. La déchirure


Charles Aznavour — Non, je n’ai rien oublié

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Qui m'aurais dit qu'un jour, sans l'avoir provoqué, Le destin, tout à coup, nous mettrait face à face? Je croyais que tout meurt, avec le temps qui passe. Non, je n'ai rien oublié.
J'ai voulu te revoir, mais tu étais cloîtrée. Je t'ai écris cent fois, mais toujours sans réponse. Cela m'a pris longtemps avant que je renonce. Non, je n'ai rien oublié.



La déchirure 




- Sara, Sara ouvre moi. Sara, tu es là ? Ouvre-moi, chuchotait-il dans la nuit d’un souffle court et urgent, en grattant doucement la vitre d’un des hublots de la caravane. 

- Bruno ? Mais qu’est-ce que tu fais là, à cette heure-ci ? demanda-t-elle à voix basse après avoir entrouvert la vitre en la faisant basculer.

- Fais-moi entrer, vite.

- Qu’est-ce qui se passe ? Tu es fou, si mon père se rend compte… T’inquiète pas, ça s’est bien terminé avant-hier. Ils ne sont pas contents, mais ça va aller. Tu ne dois pas rester là, va-t’en. Oh mon dieu, mais tu es plein de sang ! Qu’est — ce qu’il t’est arrivé ? Bon, viens, je t’ouvre la porte arrière, entre vite que personne ne te voie.

Quelques mois plutôt, en ce début juillet 1983 caniculaire, il avait freiné avec sa mobylette pour s’arrêter en dérapant devant elles, projetant un nuage de poussière. Il habitait la cité Marly, de l’autre côté de l’autoroute. Sur ce terrain vague, il pouvait tout se permettre. 

Il les avait vues arriver de loin, elles s’étaient glissées sous les barbelés qu’elles avaient tirés, chacune leur tour, vers le haut pour s’entraider à passer. Elles avaient l’air de n’avoir pas froid aux yeux. C’était pourtant connu, ce terrain vague était contrôlé par la bande de Marly. Personne ne s’y aventurait; il n’y avait, du reste, rien à y faire. Elles avaient malgré tout décidé de le prendre comme raccourci. Elles avançaient, l’air décidé, sous le soleil écrasant de l’été au zénith dans le Sud-Ouest. Bizarrement, elles s’abritaient chacune sous une ombrelle; personne n’utilisait cet objet dans la région. Cet indice lui permit pourtant de comprendre, juste à la fin du dérapage, à qui il avait affaire. Un frisson le parcourut lorsqu’il s’en rendit compte, mais il était trop tard, ne rien leur dire c’était perdre la face; elles étaient sur son territoire après tout ! Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche :

- T’es qui, toi ? lança la première, en s’accompagnant d’un mouvement de tête provocateur. 

- Oh ! Pour qui tu te prends là, agressa la seconde le déséquilibrant de sa mobylette en le poussant sur l’épaule.

Puis elles reprirent leur chemin d'un pas vif, comme en colère. Peut-être qu’en fait, elles avaient plus peur qu’autre chose, et qu’elles jouaient les braves pour le masquer. Mais tout ça n’avait plus d’importance, il avait croisé son regard. Ses yeux pâles, bleu-pâle, remplis de fougue. Il n’avait jamais croisé un tel regard. En un instant, il sut qu’il ne l’oublierait jamais. 

- Eh, les filles, où vous allez, là ? demanda-t-il sur un ton effronté. Vous vous croyez où ? Ici on ne passe pas comme ça! 

Il les apostrophait en les suivant, tout en poussant sa mobylette, rutilante 103 SP Peugeot entièrement customisé avec pot détente et guidon torsadé, dont le moteur avait calé après le dérapage.


- Oh, les filles, arrêtez-vous là... Eh? On peut parler ? Oh oh ? Vous êtes muettes ou quoi ? 


Elles marchaient vite, laissant un peu de poussière s’élever derrière elles. Lorsqu’il arriva à leur niveau, la plus grande, celle aux yeux brulants, s’arrêta net. Elle stoppa l’autre par le bras puis se retourna pour lui faire face.


- Mais qu’est que tu veux là ? Tes débiles ou quoi ? Mais casse-toi, laisse tomber, sinon tu vas avoir des problèmes avec mes frères, tu le sais. Alors, dégage, ne nous parle même pas. Ta bande du Marly, on va tous les défoncer si tu nous emmerdes. Toi, tu es de Marlys, moi, tu vois, je suis de la famille des gitans du terrain derrière la station-service. Alors tu ne nous gonfles pas, tu piges ? Lâche-nous maintenant ou tu vas prendre une bouffe dans ta gueule.

- Oh, mais c’est bon là, relax, je m’en fous moi que tu sois gitane, ça ne m’empêche pas de te causer non plus…

Elle le regarda fixement de ses yeux clairs au regard noir, où se lisait tout de même une certaine surprise. Les gadjos, en général, ils craignent et ne demandent pas leur reste.

Elle avait sorti les pansements, alcool, compresses et bandages. Les coups de couteau, elle avait l’habitude, ses frères n’étaient pas du genre très calme. Il avait les avant-bras sacrément tailladés, mais heureusement pas d’artères touchées, cela se verrait, ça ne pissait pas le sang partout. Il s’était protégé comme il avait pu, il n’était pas armé pour se défendre. Dans la lumière blafarde de la lampe, recouverte d’un tissu jaune brodé, le teint blême de son visage était moins évident. Il transpirait beaucoup, contenant la douleur durant les soins. Il la regardait fixement, sans rien dire, en serrant les dents à chaque nouveau bandage. 

- Il faut que tu partes, loin. Sinon ils vont te tuer. Je ne veux pas mon amour au cimetière et mes frères en prison. Tu dois partir, tout de suite. Fais-le pour moi.

- C’est trop tard.

- Mais non, il n’est pas trop tard, tu es vivant, et eux aussi. Il n’y a rien d’impossible, on peut encore tout arrêter.

- C’est trop tard, je te dis. Mes potes sont partis en chasse, ils veulent se venger. C’est une question entre bandes maintenant, je ne peux plus rien faire. 

- Oh merde, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Vous êtes tous fous ou quoi ? Mes frères et toute ma famille sont très dangereux. Tes potes ne pourront rien faire, ça va être un carnage. Il faut que tu les arrêtes. 

- Je n’y peux rien, je te dis. La seule chose à faire, c’est prévenir ta famille. Sinon ils vont les massacrer.

- Mais tu dis n’importe quoi. Ce sont eux qui vont se faire massacrer s’ils viennent ici. Rien que mon père et mon oncle suffiraient à les arrêter. Tu ne comprends pas. Ici, ce sont des combattants, ils ont passé toute leur vie à se battre, certains ont fait la guerre du Kosovo. Ça n’a rien à voir avec une bande d’ados de la cité du coin.

- Tu parles, mais tu ne sais rien. Je te dis que ta famille est en danger. 

Ils avaient passé tout l’été à s’aimer. Dans leurs mots et leurs regards d’abord, puis dans leurs corps, leurs caresses, leurs moments d’érotisme torride. Ils se voyaient tout le temps, les stratégies pour se cacher faisaient partie intégrale de leur passion. Ils étaient complices dans le moindre de leur geste, la moindre décision. Ils se trouvaient des endroits toujours différents, et bien cachés; ils passaient leur temps à faire l’amour, à se déclarer tout ce qu’ils trouvaient de plus beau à dire à l'autre. Elle était la pureté, la force vive de la culture dure et intransigeante qui l’avait vue naitre. Il était la douceur qu’elle n’avait jamais imaginée dans les hommes de son entourage. Leur jeunesse leur permettait de croire en tout, aux sentiments éternels, aux lendemains qui chantent. Rien ne les empêchait d’imaginer une vie entière faite de futurs moments magiques, et de les vivre par avance dans leurs mots et jusque dans leurs corps. 

En attendant, ils vivaient leur amour en se cachant. Peu á peu, il avait trouvé le moyen de la faire venir dans la cité. Les autres de la bande l’avaient accepté, sans trop s’en occuper. Du moment qu’il continuait à les côtoyer comme avant, ils s’en foutaient. Elle venait dans l’appartement de ses parents, en leur absence, c’était le seul endroit où ils vivaient leur couple normalement, sans préoccupation, sans avoir peur d’être découvert. Ce foyer les rassurait. Ils montaient souvent sur le toit de l’immeuble. D’en haut, on voyait la ville d’un côté et la campagne de l’autre. La coexistence de ces deux univers contraires permettait toutes sortes d’évasions imaginaires. Ils parlaient des heures et des heures, ne s'arrêtaient pas. Comme si chaque fois, c’était la dernière qu’ils se voyaient. Peut-être l’habitude de la crainte de se faire prendre, d’être découvert par les frères de Sara. Le monde des Roms qu’elle lui racontait le passionnait, il voulait tout connaitre d’eux, de leurs coutumes, de leur histoire. Mais aussi, un monde effrayant se concrétisait peu á peu face á lui. Surtout quand elle parlait de ses frères et de la protection qu’ils pensaient devoir à leur sœur, des règles du respect envers les femmes, du mariage et des fiançailles. Il sentait un énorme problème se former, de plus en plus dangereux et incontournable. Mais il avait l’impression que plus la peur grandissait, plus son amour, sa passion, se renforçait. Elle avait 16 ans, lui 18, c’était la première fois qu’il sentait ses entrailles se tordre ainsi quand il imaginait le pire : la séparation à cause des frères ou de la famille de Sara.

- Il faut que tu partes de toute façon[pm1] . S’ils te retrouvent, ils te tueront. Ça les a rendus fous que tu me touches. Je te l’avais dit, ils sont comme ça, et personne de la famille ne les en empêchera, bien au contraire. Ta bande on s’en fout, le plus important c’est toi.

- Ce n’est pas si simple, je ne peux pas laisser ma bande, mes amis, se venger à cause de moi sans rien faire. Je ne peux pas les trahir comme ça alors qu’eux, ils sont à fond avec moi, normal que je sois de leur coté après ce qui est arrivé.

- Mais c’est n’importe quoi. Dis-leur de ne rien faire, dis-leur de t’aider à t’enfuir plutôt que jouer aux cowboys. Ils ne vont qu'empirer les choses.

- Ça ne marche pas comme ça. Je ne peux pas leur dire de s’écraser. Chez nous aussi, il y a des questions d’honneur et de territoire. 

Au même instant, à l’extérieur, plusieurs personnes s’approchaient en parlant fort. Sara alla à la fenêtre et souleva un peu le rideau.

- Oh non, ce sont eux. Qu’est-ce qu’on va faire ? Oh, mon dieu, non ! Non… chuchota-t-elle comme une prière, se mettant à trembler et les yeux noyés de larmes d’angoisse.

- Sara, ouvre, dépêche-toi, cria l’un d’eux en tambourinant à la porte.

Comme dans un réflexe, Bruno ouvrit la petite fenêtre de l’arrière de la caravane et commença à se contorsionner pour sortir.

- Oui, qu’est qui se passe, j’arrive ! dit elle à travers la porte pour gagner quelques secondes.

C’était le plus beau jour de l’été. Un soleil sans nuages avait brillé toute la matinée. Ils s’étaient retrouvés derrière le supermarché, à l’endroit où on accumulait les cartons vides. Ils s’étaient embrassés et, se tenant par la main, avaient couru jusqu’à la lisière du petit bois de pin pour s’y enfoncer rapidement. Ils étaient allés jusqu’à la rivière en passant par les ronces pour être surs de ne croiser personne. Ils avaient fait l’amour au bord de l’eau, puis s’étaient baignés et avaient joué le reste de l’après-midi. Vers huit heures, la chaleur était tombée, ils étaient enveloppés par cette ambiance agréable de fin de chaude journée. Allongés sur l’herbe, ils étaient bien, n’en finissaient pas de se dire tout ce qu’ils pouvaient de mieux l’un sur l’autre, riaient, mimaient la colère après une remarque faussement désagréable. Leurs sentiments paraissaient si forts, il leur semblait impossible que le destin puisse les entraver. Vers neuf heures, le jour commençant à décliner, ils retraversèrent le bois. Chaque vêtement déchiré par les ronces, chaque piqure de moustique, chaque bruit d’animaux étaient source de cris exagérés et de rires complices. À la lisière du bois, ils étaient le couple le plus heureux sur cette terre.

Sur le parking, derrière le supermarché, était garée la Renault 18 rouge, aux larges bandes blanches sur le côté, des frères de Sara. Pile en face d’eux. Le temps, le mouvement du monde, le cours du destin se congelèrent en une microseconde, serrant les cœurs. Sara, horrifiée en un instant, se prit la tête entre les mains et cria de toute la force de son amour : « court, vite, barre-toi ! » en le poussant dans la direction la plus évidente pour s’échapper.

Il se mit à courir avant que ne sorte le premier occupant de la voiture. Eux non plus ne s’attendaient pas à voir leur sœur sortir de nulle part. La surprise lui donna quelques mètres d’avance. Quand l'un des frères sortit de la voiture, Sara s’élança sur lui pour le retenir en le serrant dans ses bras aussi fort qu’elle pouvait. Lorsque le second sortit de la voiture, Bruno avait déjà disparu. Il avait tourné rapidement autour du supermarché, traversé le grand parking, puis l’autoroute en slalomant comme un fou entre les voitures qui roulaient à cent trente. Après avoir grimpé le talus d’herbes sèches, il s’était retourné. Personne ne l’avait suivi. Il était sain et sauf. Mais il ressentait cette angoisse profonde, ce vide intérieur, cet horrible sentiment d’impuissance face à l’irréversible, déjà conscient d’avoir tout perdu.

Tout perdu était peu dire, il perdait son présent, séparé en un instant de ce qu’il avait de plus cher, il perdait le temps qu’il venait de vivre avec elle comme s’il ressentait déjà l’inutilité de cet amour à peine construit et si vite brisé. Il perdait le futur qu’ils avaient maintes fois imaginé ensemble.

Il ne savait quoi faire, ni comment réagir, ni par quel bout prendre ce problème pour le régler. Une montagne, un rempart infranchissable se formait entre lui et le reste de sa vie. Il était paralysé, sans vue sur le futur. Il était tout petit. Il n’existait plus. 

Au bout d’un quart d’heure, se sentant impuissant, il se mit à marcher le long de l’autoroute, les bras ballants. Le mouvement étourdissant des centaines de bagnoles et le bruit enivrant des camions lui faisaient du bien. Il avançait dans un univers vide et hostile, titubant tel un zombie sans conscience. Pas de but, son esprit après avoir tourné un temps à cent à l’heure s’avouait vaincu et partait à la dérive. 

Du haut d’un pont piéton sous lequel il allait passer, deux autres gars de la bande lui firent de grands signes et l’appelèrent. Il les vit sans les voir, mais au bout de quelques pas, il décida de gravir le talus du bas-côté pour les rejoindre. Frank et Momo, surnom de Mohamed, l’attendaient, excités d’impatience. Dès que sa tête apparut en bas du pont, ils crièrent ensemble : « Eh, Bruno, qu’est-ce qui t’arrive ? T’as un problème avec les Gitous ? » Il attendit de se rapprocher pour répondre.

— Non, les gars, ça va aller.

— Mais putain, tu rigoles ou quoi ? On vient du Monop, on t’a vu sur le parking en train de détaler. Après, » y a deux gitous qui ont déboulé en bagnole et qui ont fait trois tours de parking pour te retrouver. C’est quoi le problème ?

— OK, je vous le dis, mais surtout vous ne faites pas d’histoire, OK ?

— OK ! répondirent-ils en cœur, survoltés et pendus aux lèvres de Bruno.

— Non les gars, je vous le demande sérieusement : vous ne dites rien ! 

— « OK », on te dit, tu peux nous faire confiance, t’inquiètes.

Bruno raconta ce qui venait de se passer. Il s’était mis dans le pétrin tout seul et il voulait s’en sortir sans que la bande intervienne.

— Non, mais attends, Bruno, c’est quand même pas ces enculés de Gitous qui vont faire la loi. Ici c’est pas chez eux, on les tolère, OK ? Qu’ils aillent se faire foutre avec leurs règles à la con sur les gonzesses. C’est l’occasion de leur faire comprendre une bonne fois qui c’est qui fait la loi ici.

— Putain Momo, tu m’as promis. Tu ne dois pas t’en mêler. Ce sont mes histoires, je dois les régler tout seul.

Il était trop tard, le mouvement du destin s’emballait, plus rien ne pouvait l’arrêter. Bruno le savait dès cette première réponse: tout finirait par déraper. Momo était du genre bagarreur poids lourd dans la bande ; depuis tout jeune il était respecté pour cela. Il faut dire qu’à quatorze ans, il avait gagné le championnat régional de judo de sa catégorie. Trois ans plus tard, il n’était plus champion, mais gardait la puissance impressionnante et admirée d’un excellent judoka qui s’entrainait encore. Il n’avait pas une grande influence dans les décisions qui se prenaient, mais était souvent à l’origine des dérapages les plus violents. 

Bruno eut beau argumenter, s’énerver, menacer, se désespérer, Momo allait de toute façon faire une connerie. Il ne pourrait rien empêcher : Momo n’était pas un de ses meilleurs copains dans la bande, alors lui créer des problèmes ne devait pas lui paraitre très grave comparé à l’opportunité d’une bonne guerre contre les Gitans. 

Ils finirent par tous s’engueuler, Bruno et Momo partirent fâchés, chacun vers une extrémité du pont. Seul Franck restait au milieu en criant aux deux autres de revenir pour se réconcilier.

Bruno se mit à courir vers la cité de ses parents. Il courrait comme un fou, comme pour s’étourdir, pour faire quelque chose, pour tout oublier. Les idées lui venaient dans tous les sens, des problèmes de partout, aucune solution, pris au piège de ce tournant de sa vie. Il en vint à prier, même s’il ne savait rien ou pas grand-chose de dieu. Il priait le plus fort qu’il pouvait, pour que tout s’arrange, pour que la force divine change son inéluctable destin. Mais pour l’instant, prier rajoutait à son angoisse en magnifiant son sentiment d’impuissance.

Arrivé chez ses parents, il alla directement s’isoler dans sa chambre. Allongé sur le lit, la tête entre les mains, il essayait de reprendre ses esprits pour prendre une décision. Il regardait vainement ce poster de Kim Wilde collé au plafond, cette déco dérisoire d'affiches de concerts de hard rock qui masquait la triste tapisserie à grosses fleurs choisie par ses parents. 

Il fallait pourtant qu’il trouve quelque chose, qu'il réagisse, mais que faire?... D’un coup, il fut envahi par une terrible angoisse, Sara. Comment tout cela avait-il pu se terminer pour elle, que lui était-il arrivé ? Il l’avait lâchement abandonnée sur ce parking. Il se mit à transpirer, son stress le submergeait: non seulement il ne savait quoi faire, mais il se persuadait d’avoir fait ce qu’il ne fallait pas. Était-il un lâche ? Ne savait-il même pas défendre ce qu’il avait de plus cher, celle qu’il aimait par-dessus tout ? Il ne valait vraiment rien, il se sentait comme une pauvre merde, le pire des lâches. Il n’en pouvait plus, c’était insupportable.


Le téléphone sonna sur le petit meuble du couloir, sa mère répondit puis cria « Bruno, c’est pour toi ! » en posant le combiné sur le napperon blanc. Bruno sortit de sa chambre et évita de croiser le regard de sa maman pour qu’elle ne se rende pas compte de ses yeux rouges.

— Bruno, c’est toi ?

— Oui, qu’est-ce qui se passe ?

— C’est moi, Gilou, on te cherche partout, là. 

— Putain, vous me faites chier, laissez-moi tranquille, OK ?

— Mais tu déconnes ou quoi ? De quoi tu parles ? Je t’appelle parce qu’on a un big problème là. On a besoin de tout le monde. Il y a Momo et Franks qui sont à l’hôpital. Apparemment, ils ont eu un problème avec les gitans du camp de l’autre côté de l’autoroute. Ils se sont fait défoncer la gueule et après les flics les ont embarqués. Frank ne va pas bien du tout à ce qu’il parait. Viens, on t’attend au terrain vague. Faut qu’on fasse quelque chose… Allo ? Tu m’entends ? Allo ? Bruno ? Qu’est-ce qui se passe, répond-moi, là!

Au moment même où ses pieds disparaissaient, où il tombait de l’autre côté, elle ouvrit la porte. Il se glissa derrière la caravane, et s’éloigna sans un bruit dans les fourrés tout proches. Il y resta caché.

Ce fut la dernière fois qu’il la vit. Elle ne les laissa pas pénétrer dans la caravane, les compresses pleines de sang, ils auraient compris de suite. Elle sortit et les accompagna vers une autre caravane. Quelques mètres plus loin, elle se retourna, elle ne pouvait pas le voir, mais lui put apercevoir son visage, son beau visage baigné de larmes. 

À peine le dernier entré avait-il refermé la porte, une voiture pénétra à pleine vitesse dans le camp, et s’écrasa dans un fracas retentissant contre le camping-car garé en plein milieu. Quatre ou cinq longues secondes silencieuses s’écoulèrent puis une énorme gerbe de flammes s’échappa de cette voiture. Une explosion répandit alors le feu sur une dizaine de mètres tout autour. De partout, des femmes tenants leurs enfants sortirent affolées en hurlant. Une scène d’apocalypse. Dès que les hommes sortirent juste après, des coups de feu commencèrent à pleuvoir. Il y avait au moins cinq tireurs, des pistolets et des fusils de chasse, ou des fusils à pompe vu la cadence des tirs. Tout le monde courrait, certains gitans commencèrent à riposter dans différentes directions. Le feu avait embrasé deux caravanes et le camping-car. Un groupe de deux femmes et leurs enfants se mirent à courir dans la direction de la cachette de Bruno. Il dut s’éloigner sans se faire voir, laissant la folie se déchainer. 

Il devait fuir, partir le plus loin possible, pour se protéger, pour que ce monde, ce cauchemar, disparaisse, pour qu’il n’ait jamais existé. 

Plus tard, quand tout serait calmé, il reviendrait et pourrait agir. Dans ce tumulte rien n’était possible. Il partirait loin, peut-être longtemps, mais il la reverrait. C’était sûr, impossible de ne pas revenir un jour. Même loin, il l’emportait avec lui dans son cœur. Il ne la quitterait pas, jamais il ne pourrait l’oublier. Il avait dix-huit ans…


Le café Fleuri, chapitre 4 Romain la blague




Romain la blague 



– Ah, putain, t’es vraiment trop con. J’ai failli me pisser dessus avec tes conneries. Mais d’où tu sors des trucs pareils ?

Romain était le plus drôle de tous les clients du Fleuri. Il avait toujours ce petit air malicieux qui lui venait du fond du regard dès qu’on lui adressait la parole. Comme à l’affut dans une tonne, il tirait sur toutes les palombes qui pouvaient faire rire l’assistance.

Un bon vivant ! Après le Fleuri, dès qu’il trouvait quelqu’un d’assez sympathique pour l’accompagner, il l’invitait dans un bon petit restaurant. De ceux qu’il fréquentait, il choisissait celui où on mangerait le mieux en fonction des moyens de l’invité. Malgré sa désinvolture apparente, on savait qu’il était très attentif à ne jamais mettre quelqu’un dans l’embarras. Souvent, il finissait ses blagues en annonçant à la cantonade « sans vouloir offenser qui que ce soit, bien évidemment ! » Mais jamais personne ne s’offensait, et les rires à gorge déployée couvraient la plupart du temps cette phrase. Tous ceux qui le connaissaient aimaient Romain, et lui n’avait jamais rien contre quiconque. Il était serviable avec tout le monde. Dès qu’il le pouvait, il proposait son aide à celui en avait besoin. Pour cela et pour sa bonne humeur, il était la figure la plus appréciée du Fleuri.

Ce jour-là, il discutait avec Bernard et Karim. Ils en étaient à la cinquième tournée. Bernard, moins rapide que les autres, avait encore deux verres presque pleins devant lui.

– C’est bon Karim arrête d’étaler la confiture avec tes compliments, sourit Romain en lui tapant sur l’épaule.

– Mais je n’étale pas la confiture, là !

– Ben si, et c’est pour ça que t’es tout maigre.

- C’est quoi le rapport ? s’étonna Karim.

– Ben comme ça tu nous fais des tartines au beurre allégé !

– Ha ! Mais qu’il est con celui-là, s’éclaffa sa victime.

Même Bernard, toujours aussi morose, avait cette fois esquissé un sourire.

– Attention, vous savez, on ne peut plus faire de blagues sur les Arabes sans se faire traiter de raciste, affirma très doctement Bernard qui voulait certainement engager un débat d’une grande profondeur.

– Mais sur les Belges non plus… renchérit Romain

– Ben pourquoi ? Ça n’a rien à voir, rétorqua Bernard toujours aussi sérieux.

– Mais si, en Belgique, il n’y a plus que des Marocains ! C’est la Marine qui l’a dit après les attentats !

– Pfff, fous-toi de la gueule des Lepenistes et tu vas avoir des problèmes, renchérit Bernard avec un signe de tête vers le bout du comptoir où trônait la France nationaliste devant quelques verres de rouge.

Mais ces clients-là firent semblant de n’avoir rien entendu.

Romain régnait en maitre, il jouait à domicile. Ceux qui tentaient de l’affronter prenaient un sérieux risque d’être taillés en pièces par son humour parfois ironique et acide. Romain évitait ainsi toutes les polémiques, celui qui voulait entrer en conflit n’y arrivait jamais. Pas de conflit, pas de débat, que de la rigolade. Même si souvent, derrière cet humour se cachait une réflexion approfondie sur certains sujets, et le rendait finalement pertinent.

– Allez les gars buvons un coup à la santé de tous les peuples et les cultures, ça ne nous fera pas de mal ! proposa Romain en levant son verre.

Et tous l’accompagnèrent, sauf les deux clients du fond.




Quelques semaines plus tard, Karim entrait dans le café la mine sombre. Il s’assit dans un coin, saluant à peine les autres clients avec lesquels il avait pourtant l’habitude de discuter. Un instant, ils murmurèrent en tournant souvent la tête vers lui, puis parlèrent à Madame Ginette. La patronne leur servit une tournée et se dirigea ensuite vers celui qui n’avait pas encore à boire.

– Monsieur Karim, qu’est ce qu’on vous sert ?

– Un café, s’il vous plait.

Madame Ginette se dirigea vers la machine. Tout en commençant la préparation dans le bruit et la légère vapeur qui s’en échappait, elle s’adressa à Karim en gardant le dos tourné, comme par pudeur.

– Ça n’a pas l’air d’aller aujourd’hui, des ennuis M’sieur Karim ?

– Moi, ça va, merci. Il y a juste des jours plus tristes que d’autres, c’est la vie…

– Ça, c’est bien vrai Monsieur Karim, mais après la pluie le beau temps, comme on dit.

Ce début de conversation permit à Émile de s’immiscer, délaissant le groupe assis à l’autre bout du comptoir.

– Alors Karim, on attend Romain ? Ça fait longtemps qu’on ne l’a pas vu, le pitre de service.

– Non.

– Ah, ben fait gaffe alors, s’il n’est pas là pour te défendre, tu risques d’être malheureux !

– T’inquiètes, ça ira pour moi.

– Ben oui, toujours là à faire des blagues racistes à son pote rebeu et se foutre de la gueule des Lepenistes, c’est quand même un comble ! Vous formez une sacrée brochette tous les deux. C’est du Laurel et Hardy !

– L’important finalement, c’est le fond, davantage que la forme, marmonna Karim l’air lassé par la fausse jovialité de son interlocuteur.

– Alors, si monsieur fait son philosophe aujourd’hui, il n’y a rien à rajouter. Pourtant, si je comprends à quoi tu fais allusion, chez Romain c’est plutôt la forme qui compte. De blague en blague, il brasse beaucoup de vent. Mais si on gratte, au fond, il ne reste pas grand-chose d’original. Quelques poncifs habituels de bobo de gauche qui défend l’univers des bisounours. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, comme disait Jean Yanne. Les noirs et les blancs c’est pareil, on les respecte tous quels qu’ils soient et on est heureux dans le meilleur des mondes. Mais la vie, que je sache, c’est un peu plus compliqué que cela.

– Tu ne crois pas si bien dire… répondit Karim, l’air étrangement gêné plutôt qu’enthousiaste au débat.

Deux autres membres du groupe du bout du comptoir prirent alors le relai.

– C’est vrai que Romain, je l’aime bien, comme tout le monde, mais il a quand même un côté où il en fait un peu trop. On dirait qu’il a un complexe ce mec, il veut absolument être aimé de tous. C’est un peu bizarre quand même, dit Jean-Louis en rajustant en permanence sa casquette à l’effigie d’une marque de hamburger.

– Exactement, je n’aurais pas su si bien dire. Par exemple, moi, je suis bien content qu’il m’ait aidé à refaire la toiture de mon garage. Tu sais, il m’avait trouvé un lot de tôles ondulées usagées, gratuites et en bon état. En plus, il me les a transportées avec sa voiture. C’est sûr que ça fait plaisir. Mais quand même, je le connaissais à peine, moi, ce gars. C’est étrange, non ? Il y a un truc qui ne va pas… renchérit Pascal, ponctuant chaque phrase en se rongeant nerveusement un ongle.

– Dites donc, je ne vous trouve pas très reconnaissants tous les trois, interrompit Madame Ginette. Surtout toi, Émile. Il a quand même été sympa avec toi, sachant qu’en plus vous êtes plutôt opposés politiquement. Vous pourriez en parler autrement, je trouve.

– Mais ce n’est pas ça, madame Ginette… dit Émile qui n’eut pas le temps de finir.

– Mais non, dirent en chœur les deux autres. Il ne faut pas le prendre comme ça.

– Nous, on critique, mais on sait reconnaitre la valeur des gens. Romain, c’est un bon gars. Tout le monde est d’accord là-dessus. Tout le monde l’aime, Romain. Mais justement, c’est pour ça, on se pose des questions aussi à son sujet. On se dit qu’il y a peut-être un truc qui tourne pas rond. Avouez qu’il est quand même étrange, non ? Toujours souriant, gentil. On se dit qu’il est humain, mais quand même, il doit bien avoir des défauts. Cette gentillesse exagérée, moi je dis que ça cache quelque chose. Et puis, comme on ne peut pas lui parler, parce qu’il tourne tout à la rigolade, c’est encore plus douteux. Ça porte les gens à imaginer n’importe quoi. Vous savez, Madame Ginette, finit-il sur un ton plus docte, les gens, ils peuvent être très méchants, ils sont comme cela, ils imaginent toujours le pire.

Madame Ginette ne prit même pas la peine de leur répondre et recommença le nettoyage de la machine à café pourtant déjà rutilante.

– Et toi Karim, qu’est-ce que tu en penses ? Nous on le connait depuis longtemps, Romain, mais bon, tu en sais peut-être plus que nous.

Karim ne répondit rien durant quelques longues secondes, en regardant ses pieds se balancer doucement en bas du tabouret de bar. Puis leva la tête, le regard agressif et triste à la fois, planté dans les yeux d’Émile.

– Vous ne le connaissez pas. Vous ne savez faire que ça, critiquer ceux que vous ne connaissez pas. Vous critiquez les étrangers, vous critiquez les gentils, vous critiquez tous ceux qui sont différents, sans rien connaitre d’autre que l’entre-soi des gens comme vous….

– Oh là ! n’le prends pas comme ça quand même, tu vas un peu trop…

– Non ! coupa-t-il sèchement en levant la voix. Non, je ne vais pas trop loin. Vous ne savez rien, et vous ne comprenez rien. Romain vous a aidés, tous. Il vous a tous fait rire. Et vous, la seule chose, c’est lui cracher dans le dos. Mais vous ne savez même pas combien ça lui a couté de vous aider, à Romain. Vous ne savez pas combien ça lui coutait de vous faire rire non plus…

– Ah ? Ben voilà autre chose maintenant, nous faire rire on lui doit ça aussi… Et ça coute cher de faire rire ?

– Ta gueule, tu m’entends, là ? Ferme ta grande gueule. Tu ne sais rien, tu n’es qu’un ignorant qui pérore devant son apéro. Oui, ça lui coutait à Romain de te faire rire. Ça lui coutait d’oublier sa mère, atteinte d’une grave maladie mentale et qu’il a gardée toute sa vie à la maison. Ça lui coutait d’oublier qu’elle était morte, depuis quelques mois. Ça lui coutait d’oublier sa fille, pour te faire rire. Atteinte de la même maladie que sa mère et qu’il gardait aussi à la maison. Ça lui coutait qu’en avril, sa femme se soit barrée en le laissant seul avec sa fille à charge. Ça lui coutait de faire bonne figure devant vous tous les vendredis soir, alors que l’état de santé de sa fille se détériorait. Venir rigoler avec vous, c’était un peu sa façon de s’échapper, de ne plus y penser. Ça lui coutait de vous aider, alors qu’il avait à peine assez d’argent pour subvenir aux soins de cette enfant. Il était comme ça, profondément bon, c’était sa vraie nature, comme peu de gens le sont. Mais ça lui aurait trop couté de revenir ici, et de rire avec vous, alors qu’on lui avait annoncé la mort prochaine de sa fille, il y a trois mois. Alors, il n’est pas revenu depuis. Et sa fille est morte. Il l’a enterrée. Il n’y avait que moi et son ex-femme qui l’avons accompagné au cimetière. Il disait que cela ne servait à rien de faire pleurer d’autres gens pour cela. Et deux jours après, c’est moi qui l’ai retrouvé, pendu dans son garage.




J’ai écrit ce texte en pensant à un collègue avec qui j’ai travaillé quelques années. Son humour et sa gentillesse nous accompagnaient durant les pauses café et à la cantine. Il était apprécié de tous et mourut comme Romain. Je dédie donc ce texte à sa mémoire, si tant est que cela ait un encore un sens…