Le café Fleuri, chapitre 3 Je t'aime, moi non plus.


Le café Fleuri

chapitre 3

 

Je t'aime, moi non plus.




— Tu ne peux pas continuer comme ça. Ce n’est pas possible de te faire tant de mal pour rien. Il faut te reprendre maintenant. Perdre une femme ce n’est pas non plus perdre la vie. Il faut te reprendre tout de suite, tu comprends ? Tu comprends pourquoi je te dis ça ? Ce n’est pas pour te faire chier, mais je ne peux pas te laisser continuer à te détruire comme ça.

Gilles restait planté devant lui sans rien répondre. Ses cheveux noirs mi-longs, crasseux et collants, sa barbe de plusieurs jours, ses yeux rouges d’alcool, de pétards et de nuits sans sommeil, rajoutaient à son expression dépressive, presque maladive. Il n’arrivait plus à répondre, englué dans son mal-être, dans la paradoxale souffrance de sa libération.

Quand ils étaient encore ensemble, il souffrait, et maintenant il souffrait d’être sans elle. Pire que de ne plus l’avoir pour lui, c’est d’imaginer qu’elle pouvait se mettre avec quelqu’un d’autre. Cette crainte en permanence revenait dans son discours. « La salope, je suis sûr qu’elle est en train de se faire sauter par un queutard à cette heure-ci. » La grossièreté n’était qu’une apparence, un truc pour cacher la pureté de ses véritables sentiments. Cela ne faisait pas assez viril de répandre de l’eau de rose dans un débit de boisson. Il enrobait tout cela de vulgarité, d’agressivité, auxquelles personne ne croyait, mais qui lui permettaient de se sentir masqué. Montrer sa faiblesse, cette sorte d’innocence de l’amour, n’était ni de son âge ni de son genre.

— De toute façon, c’est foutu, alors pourquoi continuer à en parler ? Je ne peux plus rien y faire, tout est de ma faute en plus. Alors, autant plus y penser, oublier cette salope et passer à autre chose.

— Exactement, c’est comme ça qu’il faut réfléchir. Tu dois t’en remettre et ne plus y penser. Le mieux, et c’est toujours le même conseil dans ce cas-là, c’est d’en trouver une autre, de recommencer une autre histoire. C’est le meilleur moyen de l’oublier.

François, c’était le philosophe. Il avait eu un Bac littéraire, depuis s’en tenait à ce qu’il avait retenu des quelques auteurs étudiés en cours de terminale. Au café Fleuri, il se voulait l’intellectuel, le sage. Souvent, il prenait les autres de trop haut , alors évidemment les critiques pleuvaient dans son dos. Il ne s’en rendait même pas compte, trop sûr de lui. Dès que l’occasion se présentait, il en profitait pour faire de grandes et belles phrases qui, selon lui, exprimaient une pensée profonde. Évidemment, un de ces moments de choix était d'aider quelqu’un qui n’allait pas bien dans sa vie. Il se mettait en tête qu’il s’agissait toujours d’un problème de manque de recul sur l’existence, d’absence de réflexion philosophique sur la vie. Alors il prodiguait ses conseils comme s’il écrivait une ordonnance dans un cabinet médico-psychologique. Personne ne pouvait dire si finalement c’était utile au client dépressif, mais tout le monde se satisfaisait que ce soit lui qui gère la discussion, car « il en faut de la patience avec des cas comme ça » lui disait-on ensuite en aparté.

— Madame Ginette, s’il vous plait un cognac, et pour lui ce qu’il veut, de quoi lever un toast pour oublier la pute qui m’a foutu en l’air ! cria-t-il à travers le bar.

— Bon, on va être clair: si vous voulez que je continue de vous servir, il va falloir baisser d’un ton et changer de vocabulaire. Je ne suis pas votre copine et ici, c’est un établissement qui se respecte.

— Pardon, madame Ginette, excusez-moi. Je vais faire attention, promis ! affirma-t-il avec une expression de chien battu.

— Voilà, comme ça, cela ira très bien. Alors un cognac et ?

— Deux, s’il vous plait, renchérit François, tant que c’est offert…

Après une pause, en attendant que les verres soient servis et que passe l’ambiance refroidie un instant par l’autoritarisme de la patronne, François dut rompre le silence pesant :

— Gilles, tu m’écoutes là ? Il faut que tu m’écoutes. La première chose que tu dois faire c’est reprendre le boulot. Ça va te changer les idées, tu verras. C’est souvent la perte de connexion sociale qui entraine les gens vers le bas. Et le boulot, il n’y a rien de mieux pour éviter cela. C’est le meilleur facteur d’intégration, de lien avec l’entourage. Tu verras, si tu reprends, au bout de quelques jours ça ira beaucoup mieux.

— Ouais. Mais bon, cette salope, elle mériterait que je me la fasse, t’entends ? À coup de pompes dans la gueule, je devrais la finir. Voilà !

— Bon, je viens de dire de baisser le ton là ! s’énerva madame Ginette. Il va falloir y aller, hein ? Sinon je vais te mettre tricard comme il y a deux mois.

Deux mois avant ils avaient fait un esclandre, lui et son ex. Ils étaient encore ensemble et comme souvent ils s’alcoolisaient fortement le vendredi soir. En général on ne les revoyait pas le lendemain, ils restaient enfermés à la maison à cuver leur gueule de bois, volets clos. Mais là, ils étaient revenus le samedi vers dix heures du matin. Ils n’avaient pas dormi depuis le soir précédent. Ils avaient continué de boire toute la nuit, en s’engueulant et se réconciliant toutes les heures pour des motifs incompréhensibles. Du coup, ils étaient dans un état totalement incontrôlé, et il finit par mettre une énorme gifle qui envoya son ex, plutôt frêle, sur le carrelage en plein milieu du bar. Alors là, Madame Ginette était passée de l’autre côté du comptoir, l’avait pris par le col et poussé dehors sans ménagement. Il s’était laissé faire, Madame Ginette est intouchable, même complètement ivre tout le monde le sait. Elle l’avait mis tricard un mois. Lorsqu’il s’était pointé de nouveau, il s’était séparé.Et Madame Ginette s’était laissé apitoyer sur son sort mais peut être aussi par la perspective du retour de sa rente commerciale du vendredi soir.

— C’est bon, Madame Ginette, j’avais oublié, je me suis emporté, excusez-moi.

— OK, tu l’as déjà dit, alors c’est la dernière, là.

— D’accord Madame Ginette. Je m’excuse. Il n’y a pas de problème, je ne le referai plus.

François prit de nouveau le relai :

— Gilles, tu vois bien que tu te fais du mal, que tu ne te contrôles plus. Et si ca continue un jour tu risques de faire mal aux autres avec cette violence. Soit un homme, affronte la réalité en homme.

— Ouais, quoi ? Tu me traites de tapette là. C’est quoi ton problème ?

— Je te dis simplement que je comprends que ce n’est pas facile. Mais il faut que tu fasses un effort. Pour toi et pour nous aussi, nous sommes tes amis, on est là pour t’aider. Tu peux nous faire confiance.

— Mais je sens bien que vous êtes avec elle, vous êtes tous de son côté. La salope, elle m’aura pris jusqu’à mes amis.

— Alors là tu n’y es pas du tout. On s’en fout, nous, de cette connasse.

— Quoi cette connasse ? Qu’est-ce qui te permet de dire que c’est une connasse ?

— Et bien c’est une façon de parler. Tu ne vas pas nous la jouer « Astérix chez les Corses » non plus.

— Alors, dis-moi, pourquoi tu dis que c’est une connasse ? Monsieur avec ses grands airs, il se croit supérieur peut-être. Ça te permet de te croire au-dessus des autres, tes études ? Tu crois que parce que t’as trois mots de vocabulaire, tu peux insulter ma meuf ?

— Mais je n’insulte personne, elle n’est pas là. Et de toute façon c’est toi qui n’arrêtes pas de la traiter de pute depuis tout à l’heure.

— Moi ce n’est pas pareil, c’est une façon de parler, tu ne crois pas que c’est une pute en plus !

Il agrippa François par le tissu de l’épaule de sa chemise, et commença à le secouer. Dans le même instant, Madame Ginette passa de l’autre côté du comptoir.

— C’est une pute, hein ? Une connasse ? Et quoi encore espèce d’enculé ? Tu ne l’as jamais respectée, hein ? Tu crois que tu peux insulter ma femme devant moi ?

— Mais non, ce n’est pas ça...

Madame Ginette, sans même avoir eu le temps de réfléchir, envoya une claque en plein visage de Gilles. Celui-ci resta stupéfait, calmé d’un coup. Elle ne le laissa pas se ressaisir, lui criant: « dehors, tout de suite ! » de la voix la plus énervée qu’elle pouvait. Elle le tira par l’arrière de son teeshirt vers la porte. Il lâcha prise, libérant François, avant d’être entrainé à l’extérieur. Il tenta de se retourner pour ne plus marcher en arrière, mais il était déjà arrivé sur les deux marches qui séparaient le café de la rue. Il s’entrava et tomba sur le trottoir.

— Maintenant, tu me fous le camp et tu ne remets plus les pieds ici, tu as compris ?

Madame Ginette s’était mise en travers de la porte qu’elle tenait entrouverte d’une main. Elle barrait le chemin au cas où Gilles voudrait revenir, et elle empêchait les clients de sortir, car certains avaient comme une envie de foutre une raclée à ce malotru, de surcroit en position de faiblesse.

Durant quelques semaines, Gilles ne revint plus. Il était repassé quelques jours après, en dehors des heures de grosse clientèle, pour payer ce qu’il devait et s’excuser auprès de Madame Ginette. Mais elle lui avait fait comprendre que ce n’était pas la peine de revenir tant qu’il ne se serait pas totalement remis de sa séparation et qu’il ne soit pas bien dans sa tête. Il n'y retourna donc pas avant longtemps. Puis un jour il revint. Un après-midi, avant que les habitués n’arrivent. Il prit juste un demi, salua deux ou trois clients à leur arrivée puis quitta le bar. Une semaine plus tard, il passait devant et aperçut François, proche de la porte vitrée. Il s’arrêta et le regarda à travers la vitre. François s'en rendit compte et lui fit un signe de tête, un salut froid et désinvolte, sans plus. Alors il entra.

Après deux ou trois cognacs, ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde. Dans ce milieu, on pardonne ces choses-là, on les comprend et on les accepte, elles font partie de la vie. Ils allèrent même jusqu’à rire du fait qu’il se soit fait virer par la patronne, une femme, et même bien plus âgée que lui, qui l’avait foutu par terre !

— Tu sais c’est bien fini tout ça, je n’y pense même plus à cette histoire. Elle va faire sa vie et moi la mienne, point barre. Je n’ai pas envie de perdre mes amis pour une histoire de cul. L’amitié c’est le plus important, eux ils ne te laissent pas tomber au moins. Et puis les gonzesses pour moi c’est bien fini. Un petit coup de temps en temps, pour l’hygiène, et bonjour bonsoir. Plus question de me maquer, la vie à deux c’est vraiment trop casse-couille. Comme on dit : mieux vaut être seul que mal accompagné.

— Je comprends ton point vue. Je suis content pour toi, que tu en soi arrivé là. Bon, après, les résolutions de célibat, on peut revenir dessus, il suffit de croiser la bonne personne au moment où on est prêt. Parfois on ne s’y attend pas et ça arrive plus vite que prévu.

François avait repris son air docte de maitre Yoda qui explique le sens de la vie à l’un de ses padawans. Mais Gilles s’en moquait, il était trop content de retrouver son ami comme ami. Rien ne pouvait plus rompre ce lien.

— Mouais, on verra. J’ai bien morflé, tu sais. J’ai même eu envie de me foutre en l’air. Je l’avais dans la peau, ça me rendait fou. On ne peut pas comprendre ça, il faut le vivre pour savoir ce qu’on peut ressentir. Ça te prend à l’intérieur, ça te tord les tripes rien que d’y penser. C’est physique, on y peut rien. On dirait l’effet d’une drogue, dès que tu n’en as plus tu ne penses qu’à ça, tu ne peux pas t’en empêcher. Tu as beau savoir que ça te pourrit l’existence, tu n’as qu’une envie c’est de continuer. Voilà, disons que le sevrage a été long, mais ça y est, je m’en suis sorti. J’ai retrouvé un boulot, tu sais. Je travaille chez Charlie, au garage, je lui fais les trucs faciles et en plus j’apprends la mécanique. C’est intéressant la mécanique. Du coup on ne s’ennuie pas, et peu à peu ça m'a permis de ne plus penser à elle.

— Et bien ça me fait vraiment plaisir, tu sais. Et je te l’avais dit, le travail il n’y a rien de tel. Ça remet une vie sur les rails, le boulot. Allez, à la santé de la nouvelle vie de Gilles !

Il leva son verre. Comme un rayon de lumière, de joie véritable, traversa le bar de part en part. Deux autres clients brandirent leur verre, et la patronne accompagna le geste avec une coupe vide qu’elle allait remettre sur son étagère. Chaque chose à sa place. L’univers était de nouveau souriant, l’amitié retrouvée, le bonheur dans les yeux de tous ceux qui voulaient y croire. C’était ça aussi le café Fleuri, une communion, tout le monde se comprenait, participait au malheur des uns et se félicitait du bonheur des autres.

Une simple plaisanterie du fond du comptoir et tout le monde se mit à rire à gorge déployée, tout le monde en avait déjà envie juste avant. Tout en riant, Gilles prit François en posant le bras sur ses épaules et en le secouant :

— On n’est pas bien, l’ami ? Comme avant, hein ? Et pour toujours !

Et comme une averse en plein été ensoleillé, comme une tristesse enveloppant le monde d’un seul coup, une ombre maléfique qui assombrit un moment de bonheur, elle ouvrit la porte. En minijupe montrant ses jambes maigres et nues, le tee-shirt négligé un peu sale, les tongs laissant voir un vernis de doigts de pieds en décrépitude, et le visage fatigué, avec de gros cernes qui enduisaient son regard de dépression.

— Gilles, tu viens ? J’ai besoin de te parler, s’il te plait.

Pas un seul mouvement, Gilles était paralysé, son regard tétanisé sur cette apparition de l’au-delà. Il ouvrit un peu la bouche sans qu’en sorte le moindre mot.

— Gilles, laisse tomber, murmura François, c’est du passé, ne te laisse pas avoir.

La fille le regardait fixement, sans dire un mot de plus, droit dans les yeux. Une grosse larme laissa un grand trait humide et brillant sur sa joue droite. Gilles se leva du tabouret de bar et François le prit par le bras.

— Attends, Gilles, tu vas faire une connerie.

D’un geste brusque, il libéra son bras de l’étreinte de son ami. Il s’approcha d’elle lentement. Elle se blottit dans ses bras. Il la prit par l’épaule,
ils sortirent et s’éloignèrent ensemble.

Chapitre 1 L'endroit.

Chapitre 2 Ta mère, la pute.




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