Ta mère, la pute…
— Tiens, par exemple la semaine dernière, il y en
avait une assise sur le banc du square, en short ultra court. Elle venait surement
de faire son footing. Elle était sur le banc, devant la boulangerie, de l’autre
côté de la rue, avec la file d’attente des clients du dimanche matin juste en
face. Et elle attendait là, les jambes écartées. Tu ne vas pas me dire que ce
n’est pas provocateur tout de même ! Madame Ginette, s’il vous plait c’est la
mienne, commanda-t-il en faisant des petits mouvements circulaires de la main
pour désigner les verres à remplir de nouveau.
La patronne récupéra les verres sur le zinc, d’un air
fatigué, les posa dans l’évier, et pris des verres propres pour servir les
trois Jaunes et le demi Pelfort au petit groupe qui animait le comptoir. À huit
heures du soir, l’alcool avait fait son œuvre magique. Depuis la fin de l’après
midi, les clients buvaient, et peu à peu la communication s’installait, les
barrières tombaient et chacun finissait par dire clairement haut et fort ce
qu’il avait timidement commencé à suggérer au départ à voix basse.
Il y avait comme une ambiance de sélection naturelle.
Au départ, plusieurs conversations étaient lancées en même temps, sur plusieurs
sujets. Mais la plus intéressante, la mieux animée, la vraiment passionnante et
fédératrice prenait le dessus. Alors il ne restait qu’elle, la reine de la
jungle, qui trônait au centre des idées. D’autres discussions satellites, plus
ou moins impliquées, lançaient leurs opinions de loin, au fil de certains
arguments qui les faisaient réagir et sortir de leurs apartés. Le café devenait
ainsi, pour quelque temps, le forum antique ou les tribuns se faisaient
concurrence devant le peuple, entre rationalité et rhétorique, entre grandes
phrases et bons mots, entre humour et sarcasme. Cela durerait le temps que
l’alcool fasse de nouveau son œuvre, jusqu’à ce qu’une clivante mutation
apparaisse : l’apostrophe directe et personnelle. On passera alors de
l’argument sur l’idée au jugement personnel de l’autre, désagréable ou
faussement admiratif. Puis les critiques s’envenimeront, le ton montera,
changera, l’agressivité se fera plus pesante entre certains. Et là ce sera la
fin, l’extinction de toutes ces espèces de verves rebelles apparues comme par
génération spontanée. L’apocalypse ne nécessitera pas plus d’une phrase ou deux
de la patronne. Et toutes ces grandes gueules reviendront penaudes à la réalité
: ici on est dans un bar, on ne peut pas changer le monde.
En attendant, Bernard, tout aussi négatif et
pessimiste qu’à son habitude, étalait la confiture de ses théories pour qui
voulait bien l’entendre. Comme toujours, à deux ou trois contre un, ils essayaient
de lui rabattre le caquet. Un grand bonhomme trop mince, à l’air toujours
déprimé, vêtu d’un grand imper jaune tout droit sorti d’un film des années
soixante-dix, de grosses lunettes d’écaille noire carrées aux verres épais
posées sur un long nez un peu crochu. Il était en fin de carrière au service
des impôts situé dans le centre-ville tout proche. Il ne gagnait jamais à ce
jeu-là. Même si quelquefois, il pouvait paraitre avoir raison sur toute la
ligne, il se faisait finalement assassiner par les remarques moqueuses et
pleines d’humour sarcastique concernant son physique, son métier, ou même sa
façon de parler ou de se tenir. Bref l’humour cinglant, pouvant même être
méprisant, était toujours le plus fort à la fin. Et l’humour, c’était le
registre dans lequel il était tellement nul que pour lui il n’existait même
pas. Il n’en riait jamais et encore moins pouvait faire ne serait-ce que
sourire les autres. Les rares fois où il avait essayé de redire une blague
qu’il avait retenue, il avait fait un flop et cela s’était retourné contre lui.
Mais pour autant, jamais il n’avait abandonné le navire. Chaque jour sauf le
week-end et le mardi soir, il essayait de nouveau d’avoir raison face aux
autres clients. Cet immuable rituel lui permettait d’exister, après une journée
coincé au fond d’un bureau sordide. C’était sa petite île de vie dans cette
immense mer de mort lente. Et ce soir-là, comme tous les soirs, il
s’enthousiasmait, avec toute la morosité qui le caractérisait, en se rendant
compte qu’il avait de nouveau enfanté la reine des discussions du café Fleuri.
Il avait un atout dans sa manche, tous les autres
étaient entrés dans ce débat sans savoir qu’il en avait la carte maitresse. La
conscience de cet avantage secret lui donnait l’impression de participer à une
partie de poker avec un carré d’As en main. Il fallait laisser venir ses
adversaires, qu’il les provoque, qu’il leur donne aussi confiance en eux. Et
lorsque tous seraient certains d’emporter la victoire, il abattrait ses cartes
comme un piège à loups se referme sur la jambe d’un chasseur surarmé, confiant
au point de l’imprudence. Ils n’avaient qu’à pas s’approcher, ils n’avaient
qu’à faire attention, l’absence de toute pitié rendrait sa victoire encore plus
éclatante.
— On les connait ceux qui font la queue à la
boulangerie du square le dimanche. Ça leur fait du bien de voir, qu’ici, les
femmes sont libres de faire ce qu’elles veulent. On est en France tout de même
!
Émile, notre nationaliste de service, avait enfin
trouvé la faille pour faire dériver la polémique sur son propre terrain.
Lepeniste depuis toujours, il exprimait le plus souvent sa préférence nationale
légèrement enrobée d'un racisme qui venait pourtant du plus profond de ses
sentiments. Les arabes de la cité Pasteur allaient en effet acheter leur pain
dans cette boulangerie et représentaient la moitié de la clientèle.
— Et alors ? Ils sont bien autant chez eux que nous,
ils ont le droit d’avoir leur opinion sur les femmes qui jouent aux putes sur
les bancs publics. Au moins, ils militent pour la décence des femmes eux,
entendit-on lancé depuis l’une des tables près de la fenêtre.
— Non, mais je rêve, non seulement on a déjà eu mai
68, mais en plus ils vont nous la jouer à l’envers avec leur printemps arabe
maintenant ?
Les sourires étaient sur toutes les lèvres en réaction
à cette réponse davantage en jeu de mots qu’en argument idéologique. Celui qui
ne riait pas, et commençait à s’inquiéter, c’était Bernard. Il voyait la
conversation s’engager sur un tout autre thème, il fallait faire d’urgence
quelque chose, sinon tous les efforts qu’il avait prodigués pour maintenir
l’attention sur lui et le thème de son débat, deviendraient inutiles, comme une
grande énergie dissipée sous forme de chaleur dans l'atmosphère. La tension
intérieure qu’il ressentait était telle qu’il dut desserrer son nœud de cravate
d’un geste vif de va-et-vient, et ouvrir le bouton du col de sa chemise. Cela
ne rajoutait, hélas, qu’un aspect négligé à son manque de gout vestimentaire.
Ses idées allaient à cent, il ne fallait pas laisser une discussion autour du nationalisme
et du racisme se développer ou elle phagocyterait tous les esprits en un rien
de temps et on oublierait d’un seul coup le thème de départ. C’est le genre de
polémique, il le savait, qui emporte toujours tout dans un bar de quartier, car
tout le monde a un avis et des arguments affutés sur ce thème. Il transpirait,
son front avait rougi, il avala cul sec son fond de Ricard et se lança dans une
nouvelle offensive de récupération :
— Enfin, noir jaune ou blanc, croyant ou sans
religion, nous sommes tous des humains. Et c’est justement dans ces moments-là
qu’on s’en rend compte. Quel homme ne va pas être sensible à deux cuisses nues
bien ouvertes alors qu’il fait la queue ? Et ne me dites pas qu’il existe une
seule femme au monde qui ne soit pas consciente de cela.
Après un flottement dans l’assistance, il vit la lueur
de la délivrance envahir l’atmosphère. Et c’est le gros Roger, le peintre en
bâtiment en salopette bleu-marine toute tachée, qui la lui offrit.
— Et bien au lieu de la faire, ils vont se la taper,
la queue ! Au sens propre ou contre les murs, c’est selon les hormones de
chacun !
Un grand éclat de rire traversa la clientèle, même le
petit vieux assis à la table du fond se mit à rire alors qu’il ne participait
jamais aux conversations. Bernard était sauvé, le thème du racisme allait
s’effacer pour lui laisser la place. Il en était sûr et cela se confirma dans
la seconde qui suivit.
— Non, mais on va être obligé de composer le numéro
d’urgence de « ni pute ni soumise », là. Il n’y en a pas un dans ce bar capable
de distinguer une attitude provocatrice volontaire, d’une provocation
involontaire de la part d’une femme fatiguée, qui finit un footing, et qui
oublie de faire attention aux pensées malsaines de quelques obsédés qui vont
chercher leur pain ? C’est peut-être un peu de sa faute, mais de là à dire que
c’est une pute ou je ne sais quoi, c’est quand même dépasser les limites du
soutenable.
Le Gianni était tout un personnage, une des dernières
figures emblématiques du café à être entrée dans le cercle des habitués.
Toujours militant, il prenait les trains en marche et savait y imposer la
vision la plus décalée par rapport à la majorité des autres clients du Fleuri.
Étonnamment, malgré les aprioris et autres images d’Épinal qu’on ne manquerait
pas de coller à son origine italienne, il était un fervent féministe. Il avait
pourtant les cheveux frisés mi-longs, cette stature grande et athlétique
d’ancien numéro quinze au rugby, et la virilité du tombeur de ses dames arborée
comme un étendard. Le contraste était donc d’autant plus saisissant avec les
idées qu’il défendait en général. Ses grands-parents étaient d’anciens communistes
persécutés par Mussolini dont il était fier de raconter l’histoire de
l’immigration en France. Sans doute y étaient-ils pour beaucoup dans l’origine
de son militantisme.
— Oui, mais que ce soit volontaire ou non, s’il y en a
un qui la chope par la suite, moi je dis qu’il a quand même des circonstances
atténuantes. Autant on ne va pas la condamner pour s’être fait agresser, autant
il faudra en tenir compte pour le juger lui. Je ne dis pas qu’il faut lui
pardonner, mais bon, il faut tenir compte de la provocation de la fille. On ne
peut pas demander aux hommes de ne plus être des humains. Nous ne sommes pas
des machines programmables : un coup je bande fort, tout excité pour lui
donner du plaisir, un coup je la garde molle, la met sous le bras, et rentre bien
sagement rejoindre bobonne à la maison qui m’attend avec les seins qui tombent.
Notre frontiste de comptoir avait donc abandonné son
thème favori pour revenir dans la conversation initiale. Il n’avait cependant
pas oublié de garder toute la provocation qu’il fallait pour être sûr de rester
au centre du débat. Évidemment, la plupart désapprouvaient de tels débordements
de langage, même ceux qui auraient pu être dans le camp des machistes
convaincus. Une rumeur mécontente courut tout le long du comptoir.
— Et bien si tu hésites entre le viol d’une jeune
fille innocente dans un square, et te taper la grosse que tu as épousée quand
elle était encore jeune et belle, mais que tu ne peux plus voir en peinture, il
te reste toujours la branlette dans les chiottes en regardant youporn sur ton
smartphone. Non seulement ça soulage, mais en plus ça ne fait de mal à
personne, tu vois ? On n’est pas des machines, justement on a une morale, non ?
s’insurgea alors Gianni dont le ton avait changé pour verser dans l’agressif
mécontent.
L’ensemble des arguments étaient posés, il était temps
de porter l’estocade pour Bernard. Il savait que la suite ne serait que des
idées qui tournent en rond, avec les pour et les contre qui
restent dans leurs camps. Or celui qui domine, qui se place au-dessus de la
mêlée, qui brille un moment sous des regards admiratifs dans les deux camps,
c’est celui qui met tout le monde d’accord. Il était temps de satisfaire son
ego, de rabaisser tous les autres au rang d’amateurs, de petits joueurs, de ceux
qui parlent sans savoir. Il était temps d’imposer l’expérience de la vie face
aux pompeuses théories, aux jolies phrases qui font mouche, mais ne sont belles
que dans la forme. Le fond, la vérité, la raison, elle ne peut venir que de la
réalité, que des faits, que du vécu.
— Mais si cette femme se fait violer, elle ne peut
être tenue pour responsable, même si elle a provoqué cela par son comportement.
Pourtant parfois, elle est tout de même condamnée et mise en face de sa
responsabilité. Non par la justice des hommes, mais par la nature elle-même.
Tout simplement et sans aucun procès, le verdict tombe et point barre. Et pour
la nature, il n’y a pas d’histoire de circonstances atténuantes,
d’intentionnalité du coupable ou de la victime, de savoir si l’on applique plus
ou moins la loi. La nature, si elle condamne, elle applique sa loi, entièrement
et complètement, sans trembler, sans atermoiement. Il n’y a qu’une seule loi et
c’est la même pour tout le monde dans ce cas.
Était-ce la teneur du discours tout à coup très
différente ou la voix devenue légèrement tremblante et remplie d’émotion, mais
cela créa un grand blanc, un de ces vides qui interroge. Même la patronne posa
le verre qu’elle était en train de sécher avec un torchon et s’immobilisa les
deux poings appuyés sur le bord de l’évier dans l’attente de la suite de cet
étrange revirement. Mais Bernard avait arrêté de parler, considérant cette
pause comme essentielle à l’effet de suspense qu’il voulait donner, désir de
voir tout le monde pendu à ses lèvres. Au bout de quelques longues secondes,
c’est Gianni qui réagit en premier :
— Je ne vois vraiment pas en quoi l’on pourrait juger
la victime d’un viol comme responsable, et encore moins comment elle pourrait
être condamnée. Et par la nature en plus ! La nature de quoi ? Quelle
condamnation ? De quoi parle-t-on exactement ?
— Et bien la nature du viol c’est avant tout d’être un
acte sexuel. C’est-à-dire un acte reproducteur. C’est sa nature première. Et il
arrive que du viol naisse un enfant. Dans ce cas-là, la femme n’est-elle pas
contrainte, condamnée à prendre ses responsabilités ? Son instinct de mère, son
instinct naturel, ne devient-il pas le plus fort ? Demandez aux deux parents
pour savoir lequel se sent le plus responsable de cet enfant, et vous verrez si
ce n’est pas la mère qui répond davantage présente. Vous verrez si ce n’est pas
elle qui assume le plus cette condamnation de la nature. Une condamnation à
vie.
— Non, mais là tu mélanges tout, la mère ne peut pas
considérer l’enfant comme responsable du viol. Elle peut l’aimer. Mais elle
peut aussi le rejeter, voire avorter. D’ailleurs, c’est une des raisons les
plus faciles à faire accepter pour autoriser l’avortement dans un pays. Cela
veut bien dire qu’on laisse le choix, donc qu’on ne considère pas que la mère a
été condamnée, bien au contraire.
— Oui bien sûr, c’est moi qui mélange tout, et toi qui
fais des phrases avec trente-six mille cas différents qui justifient la même
chose, hein ? Si la mère décide d’avorter, penses-tu qu’elle le fasse sans
hésiter, sans se poser de questions ? Sans être confrontée à un doute, à un
sentiment de responsabilité ? Sans souffrir, sans être déchirée ? Ne penses-tu
pas que cet être humain, pour être le fruit d’un viol, est aussi respectable
qu’un autre ? Trouves-tu qu’on puisse ainsi le condamner alors qu’on
n’avorterait pas d’un enfant issu d’un accident de contraception ? Finalement
comme tu le dis, pourquoi la mère doit-elle porter la responsabilité de ce
choix ? Le père, en général, il s’en fout complètement qu’elle avorte ou
qu’elle le garde. Lui il n’est condamné à rien, ou à si peu. Toi tu serais
d’accord avec cet avortement, donner le choix à la mère de condamner cet
enfant ?
— Mais attends là, il ne s’agit pas de condamner
l’enfant, mais justement d’éviter que la mère soit victime une deuxième fois.
Si elle ne veut pas le garder, c’est certainement parce qu’elle ne supporterait
pas de l’élever. Parce l’enfant est aussi le fils de son bourreau, qu’elle s’en
souviendrait en permanence. Peut-être le traiterait-elle mal cet enfant à cause
de cela. C’est pour ça qu’elle peut vouloir avorter.
— Mais alors un enfant maltraité n’a selon toi pas le
droit d’exister, il ne mérite pas la vie ?
— Ben, il vaut mieux oui, je pense. Mieux vaut qu’il
ne naisse pas plutôt qu’il ait une vie de malheur.
— Pourquoi une vie de malheur ? Cet enfant maltraité
ne peut-il pas s’en sortir et devenir quelqu’un de bien ? Ou quelqu’un de
respectable, pour le moins acceptable ? Quelqu’un qui fait toujours du mieux
qu’il peut pour faire oublier à sa mère qui est son père. Quelqu’un qui toute
sa vie, porte le poids d’un acte dont il n’est pas responsable. Qui malgré
tout, essaie tant bien que ça d’exister aux yeux de sa mère, et aux yeux de
tous les autres aussi. Qui tente en permanence de faire en sorte que « cela »
ne se voie pas. Quelqu’un écrasé par sa propre existence, par le regard des
autres, par l’absence de son père, par la violence de sa mère, mais qui s’en
sort malgré tout à peu près, comme il peut, avec tous les défauts qu’a pu générer
en lui cette dramatique origine. Quelqu’un à qui l’on dit que sa mère est soit
une pute responsable du viol parce qu’elle l’a bien cherché, soit une
irresponsable qui l’a condamné à lui faire vivre un calvaire plutôt que de
l’avorter. Quelqu’un avec les défauts qui le condamnent en permanence à être
mal jugés par le monde, mais qui ne sont pourtant rien face aux efforts qu’il a
dû faire pour arriver là où il en est. Quelqu’un tout pourri en comparaison des
autres, mais qui a tout de même en lui une certaine fierté d’avoir réussi son
bout de chemin, un certain orgueil de surmonter en permanence cette épreuve...
Quelqu’un comme moi.
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