chapitre 1: L'endroit.


Merci pour l'aide précieuse apportée, aux deux auteurs Dim et Dledler dont je ne connais que le pseudo sur le groupe Bradburry de Scribay.



— Salut tout le monde, lança-t-il à la volée à travers le café Fleuri.
À peine avait-il poussé la porte du troquet que ses narines l’avaient rassuré sur la continuité de son monde. L’odeur, un mélange de produit d’entretien pas cher, café de la machine à expresso, vin, bière et tabac froid, lui indiquait tous les jours que son passé se poursuivait dans le présent, et avait des chances de continuer ainsi dans l’avenir. Cette madeleine de Proust était l'amarre qui le maintenait à quai. La patronne avait continué à s’affairer alors qu’elle avait si peu à faire, et la moitié des clients, ceux qui n’étaient pas en train de discuter à ce moment-là, s’étaient retournés et lui avait renvoyé son aimable salutation avec un sourire dans les yeux. Cela aussi le rassurait. Ce n’était pas vraiment des amis, encore moins une famille pour lui, mais un peu des deux à la fois assurément. C’est de l’ambigüité de cette relation dont il avait besoin. Pouvoir parler à des connaissances sans vraiment y être attaché. Mais les connaitre assez bien pour être en confiance, savoir à qui il parlait, et pouvoir deviner leur façon de penser et de réagir. Il s’assit sur la troisième chaise haute, au comptoir, celle du bout était déjà occupée. Au bout on est bien, on peut voir tout le monde et entendre tout ce qui se dit. On peut choisir de participer à la conversation que l’on veut. Au milieu, il faut constamment tourner la tête et on perd la moitié des fils des conversations. Il préférait le bout mais un triste individu était à sa place. Il ne le connaissait pas. Il le dévisagea en adoptant un air qui portait sûrement une certaine dose de rancœur au point que l’autre s’en aperçut et son visage fut parcouru un instant d’un voile d’étonnement. Du coup ils préférèrent tous deux détourner le regard pour ne pas croiser celui de l’autre, mettant ainsi un terme à toute probabilité de communication.
— Ça va Jean-Pierre ? demanda-t-il à son voisin de comptoir, en se tournant dans la direction opposée à celle de l’inconnu tout au bout.
— Bien sûr que ça va, lui jeta affable ce premier compagnon qui accompagna ses mots secs d’une bonne tape virile sur l’épaule.
Il sentit malgré tout, dans ce bref échange de politesse, comme une réticence à engager une quelconque conversation.
Pourtant la conversation, il est là pour ça, comme la plupart des clients de ce dernier bar de quartier encore ouvert et conservé tel quel. Garder son identité, ce n’est pas seulement conserver cette déco sans valeur, jaunie par le temps, cette patronne, maitresse femme, en chef d’orchestre des meilleurs débats du comptoir, ce rideau qui se tire pour garder les clients en dehors des heures d’ouverture, et toutes ces cérémonies classiques qui commencent avec le petit noir des ouvriers lève-tôt jusqu’au dernier Ricard des piliers de comptoir couche-tard. Et ce journal, quotidien régional, qui par extrême importance fini froissé sur une table du fond, lui aussi joue son rôle en tant que source. Car il faut les trouver chaque jour les nouveaux sujets de discussion, de débat, de rigolade et de dispute. Il faut que cela tourne pour rester attrayant. La politique, les faits divers trônent en éléments phares de la culture gauloise. Mais aussi l’histoire, la géographie, parfois les sciences même , voire la philosophie. Et tous ces grands sujets, d’une extrême importance, vont à un moment ou un autre se mettre à tourbillonner, à produire leurs tempêtes d’éclats de voix ou de rire. Car l’une des magies les plus puissante du lieu c’est de produire de l’humour en permanence et sur tous les sujets. De cet humour bien lourd accompagné de rire gras, à l’humour le plus fin, celui du jeu de mot, du calembour à la maitre Capello, souligné en général par les soupirs d’admiration qui s’offusquent du génie de l’auteur du bon mot.
Il se passait quelque chose de différent, une sorte de rumeur assourdissante qui fit que notre client, habitué du lieu, sente comme une oppression. Il s’était pourtant tourné vers l’autre, le Jean-Marie, une valeur sûre après un apéro bien entamé, lorsqu’on cherche un échange drôle et animé. Même lui ne répondit que vaguement à sa sollicitation. C’est là, en sirotant son troisième demi, qu’il s’aperçut de pire. La patronne avait les yeux rouges. Pour la première fois depuis la quinzaine d’années qu’il était client, il voyait la patronne dans un tel état d’émotion. C’était une sacré bonne femme qui tenait ce bar depuis toujours avec la poigne d’un docker. Elle en avait pris le contrôle total après la mort de son mari, d’une cirrhose, maladie professionnelle comme elle disait. C’est lui qui avait racheté au fleuriste ce lieu proche du cimetière. D’où le nom du bar. Elle avait une allure masculine malgré sa petite taille soulignée par un fort embonpoint et ses énormes seins qui reposaient visiblement sur le haut de son ventre pour leur éviter de s’écouler sous leur propre poids flasque. Elle avait les cheveux blancs et courts et une grosse voix pratiquement masculine. Son bar, c’était le navire dont elle était capitaine, et elle savait le mener chaque jour à bon port, en gardant toujours tous ses passagers sains et saufs. Ses passagers, ses clients, c’étaient aussi son équipage. Contre vents et marées, parfois même tempêtes déchainées par l’alcool, elle savait toujours en garder le contrôle. Elle orchestrait. Elle parlait peu, mais c’était toujours avec le cinglant d’un ironique verdict. En une phrase, elle pouvait clore une discussion qui durait depuis deux heures entre plusieurs clients. Parce que les esprits s’échauffaient et les paroles atteignaient une limite, ou bien tout simplement parce qu’elle en avait marre d’entendre des conneries. Mais quand elle mettait un point final, avec une verve inégalable, aucun n’osait surenchérir. Elle était totalement maître à bord, elle maintenait un respect total et non négociable avec tous ses clients même les plus anciens, surtout les plus anciens.
Il était donc inimaginable de voir cette bonne femme extraordinaire avec les yeux mouillés. On ne pouvait penser qu’elle avait ce genre d’humanité, cette capacité à s’émouvoir, cachée au fin fond de la rudesse de son attitude générale. Il examina alors les autres clients d’un autre regard et s’aperçut que leur anormale morosité était flagrante. Que se passait-il donc aujourd’hui ? Il commanda un autre demi et lorsque la patronne s’approcha pour le déposer devant lui, il demanda directement :
— He bien madame Ginette, ça n’a pas l’air d’aller aujourd’hui. Il est arrivé quelque chose ?
— Mouais… répondit-elle sèchement après lui avoir lancé, en plein dans les yeux, un long regard moitié exaspéré, moitié désespéré.
Un « mouais » qui le laissa bien seul dans son attente d’explication, mais qui voulait tout de même dire que quelque chose de grave s'était produit. L’autre client accoudé au bar à sa droite s’approcha alors de son oreille, pour lui murmurer quelque chose que visiblement la patronne ne devait pas entendre.
Et l’univers s’effondra dans une contraction de l’espace et du temps, une planète s'écrasant sur elle-même en quelques secondes, lors de son aspiration par un trou noir. Il devait remonter à l’âge où, trop jeune, on lui avait appris la mort de son père. De la même façon, au creux de l’oreille. Cela paraissait pourtant bien moins grave, mais finalement l’effet de pincement au cœur, si violent, si terrible, se faisait tout autant ressentir dans sa poitrine. Il resta un moment interloqué, la bouche bée, sans pouvoir dire un mot, sans demander d’explications. Le dernier bastion, le dernier carré de soldats de l’ancien régime contre le modernisme de la communication, il avait pourtant su résister jusque-là. On en exprimait souvent la fierté en levant des verres au-dessus du zinc. On arborait cela comme une différence qui était surtout partie d’une identité. Une identité commune à un groupe tout petit, un groupe de personnes soudées autour d’un lieu et d’une pratique : la convivialité. Et puis on avait vécu tellement de choses, tellement de moments, bons ou mauvais, de rire ou d’esclandre, de petits secrets, de grandes confidences, de rencontres opportunes, de services échangés et même d’amour qui finit en mariage. Cela montrait bien que ce lieu de vie, c’était aussi la vie tout court. Elle s’y déroulait avec ses hauts et ses bas, ses amitiés qui se faisaient et se défaisaient, cette famille où les gens entraient peu à peu et que la plupart ne pouvaient plus jamais quitter ensuite. On se riait de ces nouvelles technologies de communication qui niaient les présences, qui effaçaient l’image des corps et des visages, qui enlevaient le regard dans les yeux qui en dit pourtant bien plus que des mots couchés sur un écran blanc anonyme.
La marche vers le grand cimetière fut pourtant annoncée ce jour-là. La direction vers la vallée où se dirigent résignés les magnifiques éléphants blancs qui décident consciemment d'y mourir. Même s’ils ne le veulent pas, même s’ils montrent une certaine beauté de la nature, même s’ils furent un moment le dernier cri de la modernité, le top de l’évolution, ils se savent alors condamnés et acceptent leur sort. Tout finirait là, à l’angle de cette rue, et dans quelques mois ou quelques années, on y verrait grandir un gros immeuble en béton, plein de petits studios individuels pour loger des gens qui ne se connaitraient pas entre eux. En bas, peut-être, une boulangerie, un fleuriste, ou une pharmacie y prendrait place dans une ambiance aseptisée. Un commerce sans âme dans un bâtiment d’anonymes voisins.
C’était la fin d’un lieu, mais aussi d’une époque.

On The Road Again


Bernard Lavilliers - On The Road Again





"Nous étions jeunes et larges d'épaules
Bandits joyeux, insolents et drôles
On attendait que la mort nous frôle
On the road again, again
On the road again, again "







Il glissait sous les draps jusqu’à se rendre au bord du lit, restait assis là, les pieds nus sur le carrelage. Elle ne s’était pas réveillée. Il respirait doucement attendant de finir de s’éveiller dans les maigres fils du petit jour qui s’infiltraient dans la chambre. Saisi peu à peu par le froid ambiant qui contrastait avec la chaleur de sous l’édredon, il décida de se lever. Toujours sans bruit, il ramassa au passage sa paire de santiags qu’il avait religieusement laissées, le soir précèdent avant de se coucher, au pied du lit. Il descendit précautionneusement l’escalier, évitant les craquements du bois, en portant ses précieuses chaussures mythiques du bout des doigts.


Il les avait achetées le jour d’avant, lors du déclic, de la révélation. Il était entré plus ou moins par hasard dans la boutique, comme happé par un mouvement de désir incontrôlé, en compagnie de Marie, son amante depuis quelques mois. Tout concordait, elle aussi. Il l’avait rencontrée à la fin d’une soirée de vieux amis en l’honneur du bon vieux temps. Il les avait tous séchés sur ce coup : il était parti sur la moto de cette magnifique blonde vêtue de cuir, fièrement monté à l’arrière de la Harley-Davidson. Les autres étaient restés cois, sur le quai de leur nostalgie. Elle l’avait emmené chez elle, une vieille bicoque en pierre et en bois à l’extérieur du périphérique. Ils avaient fait l’amour direct, comme par passion. Il n’avait pas cherché à comprendre pourquoi la différence d’âge n’avait rien empêché, elle avait au moins vingt-cinq ans de moins que lui. À l’aube, encore moites de chaleur animale, ils étaient sortis moitié nus sur la terrasse déjà inondée du soleil naissant, avaient bu une dernière bière en fumant le pétard qui va bien.


Six mois plus tard, elle le suivait dans cette boutique. Toute en correspondance elle faisait résonner en harmonie, ce réveil, cette nouvelle évidence, ce retour de vague qui remontait dans ses entrailles cette jeunesse éloignée depuis tant. Cette boutique remplie de fringues en cuir indémodables, les vêtements qui leur coutaient à l’époque trois mois de travail d’été pour pouvoir se les offrir. Et à elle, s’était son style aussi, l’amoureuse de Harley et de rêve américain, la rockeuse des seventies sortie d’on ne sait quelle machine à remonter le temps, toute fraiche, toute jeune, et pleine d’enthousiasme pour vivre la vie de la génération de ses propres parents. Décalage insensé.


Il s’offrit une paire de tiagues et deux blousons Schott pour elle et lui. Et puis sortant de là, comme en sortant d’un rêve, il lui annonça d’un air décidé : « demain, je pars ! » Voyant son air étonné et suspicieux, il dut lui expliquer à sa façon. « J’ai cinquante balais, il est temps de vivre mes rêves, de réaliser ce qu’à peine j’ai effleuré il y a trente ans. » Il ne voulut rien révéler d’autre, même si elle le traitait de fou et le raillait pour l’obliger à en dire plus.


Il alla au robinet de la cuisine, se passa de l’eau froide sur la figure pour le coup de fouet, s’essuya les mains sur les cheveux en les lissant vers l’arrière. Les mains appuyées sur l’évier, il se regarda un instant dans le miroir, intensément, puis il enfila un jean, un teeshirt blanc, ses pompes et son blouson en cuir. En ouvrant la porte qui donnait de la cuisine vers l’extérieur, il se regarda une autre fois dans la glace, dans ses vêtements neufs et pourtant issus du passé. Il lissa encore ces cheveux vers l’arrière agrandissant un peu plus son front dégarni. Il referma la porte sans bruit, le froid brulait sa peau, le soleil brillait dur dans le ciel bleu de l’hiver. Il tira ses Ray-Ban de leur étui et les ajusta sur son nez. Il marchait vers l’absolu, enfin.