Scylla // Répondez-moi


SCYLLA - Répondez-moi


Si quelqu’un m’entend qu’il me réponde tout de suite  
Cette solitude me bousille, j’y croupis depuis douze piges  
Un tout petit signe, rien de plus qu’un oubli  
Un regard, une parole, un coup de cil, ou même un soupir !  
Je ne demande pas grand-chose. 
Juste de savoir  
Juste que cette solitude s’arrête un jour de s’accroître 
(...)
« Alors tu restes là, à compter les peut-être…  
A ne devenir, finalement, que l’ombre de ce que tu peux être  
Alors tu passes ton temps à te retenir,  
A partir tellement loin de toi que tu ne sais plus comment y revenir… » 
[Refrain]
 Hè !? Est-ce que je suis seul dans ce cas ?
  Pourquoi tous ces gens me passent devant la gueule sans me voir ?  
Psst ! Hè ! Ho ! Hè ! Ici, il fait très sombre !
Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Si oui, qu’il me réponde !   
(...)  
Non. J’ai cette aptitude à ne croiser que de pâles lueurs
 Oui, j’ai l’habitude, mais dites-moi que je ne suis pas le seul  
Dites-moi que je ne suis pas le seul. Psst ! 
Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Répondez-moi !


— Bonjour madame Martin. Comment ça va ce matin ?
— Bonjour monsieur Moissonier, très bien merci, répondit-elle de sa voix grésillante.
— Vous allez faire les courses, aujourd’hui il ne pleut pas, il faut en profiter !
— Oui, ça me sert de promenade sous le soleil. C’est bien aussi pour vous, parce que faire les travaux sous la pluie, c’est pas la joie !
— Ça c’est bien vrai, surtout la peinture ! Allez, au revoir madame Martin, profitez bien du beau temps !
— Merci, et bon courage…
Elle se dirigea de son pas lent et hésitant vers le portail de la sortie de la résidence. Cet échange avait ainsi lieu tous les jours, le gardien et jardinier de la résidence était la plupart du temps une des seules personnes avec qui elle parlerait de toute la journée.
Seule, elle s’était levée vers 7 heures. Comme tous les jours dans cette éternité. Elle avait allumé la radio, baissé le son, car á cette heure-là elle prenait soin du sommeil de ses voisins. Elle le monterait de nouveau á midi, quand elle ferait la cuisine. Elle avait déclenché la cafetière dans laquelle le café attendait depuis le soir précèdent. Tout était toujours prêt, bien réglé. Elle écoutait d’une oreille les habituelles informations redondantes, assise à la table de la cuisine où elle beurrait sa tartine. Elle avait du cholestérol, le médecin lui avait autorisé cet écart comme une transgression á une règle absolue et très grave. Depuis, elle ne mangeait plus qu’une tartine, mais l’appréciait d’autant plus, comme une faveur du médecin pour la récompenser d’on ne sait quelle qualité. « C’est bien parce que c’est vous » lui avait-il dit, avec la malice caractéristique qu’utilisent certaines personnes quand ils parlent aux gentils petits vieux. Puis elle était allée dans la salle de bain, se déshabiller pour ensuite se rhabiller était devenu un effort sportif rempli de douleurs et de difficultés. Elle mettait un quart d’heure, en comptant le passage du gant de toilette savonneux sur le visage et sous les aisselles. Elle s’estimait cependant chanceuse. A son âge, beaucoup avaient une aide-soignante qui les aidaient á se préparer matin et soir. Elle disait toujours que le jour où elle perdrait ce peu d’autonomie qui lui restait, elle se laisserait mourir. C’est peut-être pour cela qu’elle y arrivait encore toute seule. Ensuite elle allait ouvrir les volets de tout l’appartement. Elle les ouvrait tous les jours, jour après jour. Elle savait que si un matin ils restaient fermés, alors cela alerterait ses voisins sur son décès. Après tout, même s’ils ne lui demandaient jamais comment elle allait, ils étaient surement suffisamment observateurs. Au jardinier, elle lui avait carrément laissé la consigne : « si un jour les volets restent fermés, vous pouvez appeler les pompes funèbres ! » Il l’avait pris à la rigolade, mais elle savait qu’ainsi il y ferait attention. Elle n’avait pas envie qu’on la retrouve au bout de plusieurs jours puante et pourrissante. Tous les matins elle se rassurait en ouvrant les volets qui lui assuraient sa dernière dignité.
Puis venait le second exercice, descendre les deux étages d’escaliers malgré l’arthrose. Elle ne pourrait bientôt plus. Mais tant que c’était possible, elle allait faire ses courses tous les jours.
La conversation quotidienne de trente seconde n’en était pas vraiment une. Mais le pauvre jardinier, il n’avait pas grand-chose á dire, et à l’évidence il pensait qu’elle non plus. Alors on s’en tenait aux salutations et au bulletin météo. Il paraitrait qu’après avoir vécu quatre-vingt-deux ans, on ne doit pas avoir trop de chose à raconter...
Ensuite, il lui restait cinq cent mètres à marcher jusqu’au supermarché. Elle mettait bien vingt minutes, il fallait qu’elle fasse deux ou trois pauses pour reposer le bras qui tirait son caddie de toile á deux roues. Quand on porte sa croix, il faut quelques stations sur le chemin. Au retour, le caddie étant rempli, il fallait s’arrêter davantage.
Au supermarché, elle allait avoir les deux autres échanges de sa journée avec le reste de l’humanité. L’employé du rayon viande et poisson et la caissière. Et puis se serait fini, elle rentrerait chez elle sans plus parler à personne.
Tous les quinze jours, le samedi après-midi, son fils passait la visiter pour vérifier que tout aille bien. Il donnait des nouvelles en buvant un café, restait une heure trente et repartait. Tous les trois mois, il l’invitait chez lui le dimanche midi, c’était sa grosse sortie. S’il savait combien elle attendait ce moment ! C’était les seules croix qu’elle posait sur son calendrier. Souvent, elle comptait les semaines pour se rendre compte combien la date approchait. Ça lui faisait plaisir. Elle vivait le temps comme cet unique compte à rebours. Sa petite fille vivait au Canada. Mais elle l’appelait souvent, et quand elle revenait en France pour les vacances, elle ne manquait jamais de rester quelques jours dans la chambre d’ami. Un immense bonheur ce moment-là. Elle prenait des photos qu’elle pourrait regarder souvent, tout le reste de l’année, dans l’album de famille. Elle penserait à elle et à ces instants de joie partagés. Elle était si gentille sa petite fille. Elle était folle aussi, elle l’emmenait au centre-ville, et achetait n’importe quoi pour sa grand-mère. Comme elle avait fait attention toute sa vie, ça la faisait râler pour l’argent dépensé, mais elle était aussi tellement heureuse de ces petites attentions. La jeune fille aimait aussi l’emmener au cinéma. Les souvenirs des films en noir et blanc revenaient à la surface. Le cinema, son grand plaisir de jeunesse. Finalement, sa petite fille s’occupait plus d’elle que son propre fils. On la sentait intéressée à converser, toujours à poser des questions sur son passé. Elle ne faisait pas tout ça par obligation comme tous les autres. Elle aimait sa grand-mère pour ce qu’elle était vraiment, pas seulement pour son titre de grand-mère.
Elle arrivait péniblement devant le supermarché, ombre qui marche. C’était un petit supermarché de quartier, il n’y avait jamais grand monde, mais jamais vide non plus. Impersonnel mais on l’y connaissait un peu. On y trouvait de tout, à un prix bien sur exorbitant, qui devait à peine compenser le coût du mètre carré dans le secteur. Mais elle râlait quand même, ronchonnant dans les rayons, plus pour la forme que sur le fond.
Ce jour-là, le clochard habituel, à qui elle donnait régulièrement la monnaie qu’on lui rendait à la caisse, était accompagné d’un jeune homme. Le vieux la salua, comme toujours lorsqu’elle rentrait dans le magasin. Non qu’il soit poli ou aimable, mais simplement bon commercial. S’il saluait sans rien demander, il savait qu’il recevrait plus facilement l’empathie á la sortie. Et l’empathie c’est la clé du travail de mendiant. A la sortie, elle lui laissa, comme d’habitude, deux ou trois pièces de monnaie. Elle en profita alors pour lui demander : « Mais qui c’est ce jeune homme ? » « Je ne vous ai jamais vu», fini-t-elle en s’adressant à lui directement. Il se leva d’un bon et lui proposa son aide pour tirer le caddie jusqu’à chez elle. D’abord elle refusa, puis comme il insistait, elle se laissa convaincre, pensant aussi à la fatigue du retour qu’elle imaginait sous le soleil maintenant plus haut dans le ciel. Ils firent ensemble quelques pas et commencèrent à discuter comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Lui était Syrien, il parlait pourtant bien le français et avait la peau plutôt claire. Elle s’en étonna. Il lui expliqua que ses parents étaient professeurs de français, que la Syrie avait été une sorte de colonie française il n’y a pas si longtemps. L’un de ses grands-parents avait même était tué par les français à l’époque. « hé bien voyez, l’histoire se répète, la France continue de lâcher des bombes sur votre peuple ». Le jeune garçon paru stupéfaits de cette remarque. Pour la première fois, quelqu’un dans ce pays prenait en compte et mettait en lien la guerre au présent et avec le passé colonial, quelqu’un comprenait. Ils continuèrent ainsi à discuter davantage. Ils parlèrent de la solitude, du manque d’empathie des français, de l’égoïsme ambiant. C’est surtout elle qui s’exprimait. Lui était assez surpris, ses conceptions de la famille et de la vieillesse dans un pays riche dont l’une des devises était la fraternité, il ne les imaginait pas comme cela. Finalement, il comprit que même s’ils n’étaient pas de la même origine et avait une histoire bien différente, ils se retrouvaient au même endroit á souffrir des mêmes manques, du même besoin d’humanité. Ils se trouvèrent ainsi des points communs.
Comme ils arrivaient dans l’immeuble, le jeune homme l’aida à monter son caddie, la tâche la plus éprouvante et longue de toutes pour la grand-mère. A l’entrée, le gardien avait suivi d’un regard suspicieux le jeune homme qui accompagnait la vieille femme. Elle se retourna et le rassura d’un geste de la main pour ne pas qu’il se préoccupe. Elle fit jouer les clés dans les trois serrures puis ouvrit la porte et poussa le caddie á l’intérieur. Elle se retourna et regarda le jeune homme dans les yeux. Puis encore de haut en bas, pour constater la légère saleté de ses vêtements et l’usure de ses chaussures. Elle senti la gêne qu’il éprouvait pour cela quand elle croisa de nouveau son regard. Elle lui dit d’attendre une minute, entra dans l’appartement en refermant derrière elle. Elle revint sur le palier avec deux grosses poches plastiques pleines de vêtements. « Ce sont de vielles choses que je gardais de mon mari, il avait à peu près la même taille que vous. » Il la remercia, mais lui exprima que c’était d’avoir parler avec elle qui lui avait fait du bien. Dans la rue, il avait peu l’occasion de parler á des gens cultivés. Elle le regarda encore dans les yeux, longuement. Ils étaient si sincères, si francs, presque naïfs. Il lui dit qu’il devait la laisser mais qu’il espérait la revoir, que ça lui ferait plaisir. Elle l’invita à entrer pour un verre d’eau. Depuis, il habite chez elle.

chapitre 2 Ta mère, la pute…


Ta mère, la pute…

— Tiens, par exemple la semaine dernière, il y en avait une assise sur le banc du square, en short ultra court. Elle venait surement de faire son footing. Elle était sur le banc, devant la boulangerie, de l’autre côté de la rue, avec la file d’attente des clients du dimanche matin juste en face. Et elle attendait là, les jambes écartées. Tu ne vas pas me dire que ce n’est pas provocateur tout de même ! Madame Ginette, s’il vous plait c’est la mienne, commanda-t-il en faisant des petits mouvements circulaires de la main pour désigner les verres à remplir de nouveau.
La patronne récupéra les verres sur le zinc, d’un air fatigué, les posa dans l’évier, et pris des verres propres pour servir les trois Jaunes et le demi Pelfort au petit groupe qui animait le comptoir. À huit heures du soir, l’alcool avait fait son œuvre magique. Depuis la fin de l’après midi, les clients buvaient, et peu à peu la communication s’installait, les barrières tombaient et chacun finissait par dire clairement haut et fort ce qu’il avait timidement commencé à suggérer au départ à voix basse.
Il y avait comme une ambiance de sélection naturelle. Au départ, plusieurs conversations étaient lancées en même temps, sur plusieurs sujets. Mais la plus intéressante, la mieux animée, la vraiment passionnante et fédératrice prenait le dessus. Alors il ne restait qu’elle, la reine de la jungle, qui trônait au centre des idées. D’autres discussions satellites, plus ou moins impliquées, lançaient leurs opinions de loin, au fil de certains arguments qui les faisaient réagir et sortir de leurs apartés. Le café devenait ainsi, pour quelque temps, le forum antique ou les tribuns se faisaient concurrence devant le peuple, entre rationalité et rhétorique, entre grandes phrases et bons mots, entre humour et sarcasme. Cela durerait le temps que l’alcool fasse de nouveau son œuvre, jusqu’à ce qu’une clivante mutation apparaisse : l’apostrophe directe et personnelle. On passera alors de l’argument sur l’idée au jugement personnel de l’autre, désagréable ou faussement admiratif. Puis les critiques s’envenimeront, le ton montera, changera, l’agressivité se fera plus pesante entre certains. Et là ce sera la fin, l’extinction de toutes ces espèces de verves rebelles apparues comme par génération spontanée. L’apocalypse ne nécessitera pas plus d’une phrase ou deux de la patronne. Et toutes ces grandes gueules reviendront penaudes à la réalité : ici on est dans un bar, on ne peut pas changer le monde.
En attendant, Bernard, tout aussi négatif et pessimiste qu’à son habitude, étalait la confiture de ses théories pour qui voulait bien l’entendre. Comme toujours, à deux ou trois contre un, ils essayaient de lui rabattre le caquet. Un grand bonhomme trop mince, à l’air toujours déprimé, vêtu d’un grand imper jaune tout droit sorti d’un film des années soixante-dix, de grosses lunettes d’écaille noire carrées aux verres épais posées sur un long nez un peu crochu. Il était en fin de carrière au service des impôts situé dans le centre-ville tout proche. Il ne gagnait jamais à ce jeu-là. Même si quelquefois, il pouvait paraitre avoir raison sur toute la ligne, il se faisait finalement assassiner par les remarques moqueuses et pleines d’humour sarcastique concernant son physique, son métier, ou même sa façon de parler ou de se tenir. Bref l’humour cinglant, pouvant même être méprisant, était toujours le plus fort à la fin. Et l’humour, c’était le registre dans lequel il était tellement nul que pour lui il n’existait même pas. Il n’en riait jamais et encore moins pouvait faire ne serait-ce que sourire les autres. Les rares fois où il avait essayé de redire une blague qu’il avait retenue, il avait fait un flop et cela s’était retourné contre lui. Mais pour autant, jamais il n’avait abandonné le navire. Chaque jour sauf le week-end et le mardi soir, il essayait de nouveau d’avoir raison face aux autres clients. Cet immuable rituel lui permettait d’exister, après une journée coincé au fond d’un bureau sordide. C’était sa petite île de vie dans cette immense mer de mort lente. Et ce soir-là, comme tous les soirs, il s’enthousiasmait, avec toute la morosité qui le caractérisait, en se rendant compte qu’il avait de nouveau enfanté la reine des discussions du café Fleuri.
Il avait un atout dans sa manche, tous les autres étaient entrés dans ce débat sans savoir qu’il en avait la carte maitresse. La conscience de cet avantage secret lui donnait l’impression de participer à une partie de poker avec un carré d’As en main. Il fallait laisser venir ses adversaires, qu’il les provoque, qu’il leur donne aussi confiance en eux. Et lorsque tous seraient certains d’emporter la victoire, il abattrait ses cartes comme un piège à loups se referme sur la jambe d’un chasseur surarmé, confiant au point de l’imprudence. Ils n’avaient qu’à pas s’approcher, ils n’avaient qu’à faire attention, l’absence de toute pitié rendrait sa victoire encore plus éclatante.
— On les connait ceux qui font la queue à la boulangerie du square le dimanche. Ça leur fait du bien de voir, qu’ici, les femmes sont libres de faire ce qu’elles veulent. On est en France tout de même !
Émile, notre nationaliste de service, avait enfin trouvé la faille pour faire dériver la polémique sur son propre terrain. Lepeniste depuis toujours, il exprimait le plus souvent sa préférence nationale légèrement enrobée d'un racisme qui venait pourtant du plus profond de ses sentiments. Les arabes de la cité Pasteur allaient en effet acheter leur pain dans cette boulangerie et représentaient la moitié de la clientèle.
— Et alors ? Ils sont bien autant chez eux que nous, ils ont le droit d’avoir leur opinion sur les femmes qui jouent aux putes sur les bancs publics. Au moins, ils militent pour la décence des femmes eux, entendit-on lancé depuis l’une des tables près de la fenêtre.
— Non, mais je rêve, non seulement on a déjà eu mai 68, mais en plus ils vont nous la jouer à l’envers avec leur printemps arabe maintenant ?
Les sourires étaient sur toutes les lèvres en réaction à cette réponse davantage en jeu de mots qu’en argument idéologique. Celui qui ne riait pas, et commençait à s’inquiéter, c’était Bernard. Il voyait la conversation s’engager sur un tout autre thème, il fallait faire d’urgence quelque chose, sinon tous les efforts qu’il avait prodigués pour maintenir l’attention sur lui et le thème de son débat, deviendraient inutiles, comme une grande énergie dissipée sous forme de chaleur dans l'atmosphère. La tension intérieure qu’il ressentait était telle qu’il dut desserrer son nœud de cravate d’un geste vif de va-et-vient, et ouvrir le bouton du col de sa chemise. Cela ne rajoutait, hélas, qu’un aspect négligé à son manque de gout vestimentaire. Ses idées allaient à cent, il ne fallait pas laisser une discussion autour du nationalisme et du racisme se développer ou elle phagocyterait tous les esprits en un rien de temps et on oublierait d’un seul coup le thème de départ. C’est le genre de polémique, il le savait, qui emporte toujours tout dans un bar de quartier, car tout le monde a un avis et des arguments affutés sur ce thème. Il transpirait, son front avait rougi, il avala cul sec son fond de Ricard et se lança dans une nouvelle offensive de récupération :
— Enfin, noir jaune ou blanc, croyant ou sans religion, nous sommes tous des humains. Et c’est justement dans ces moments-là qu’on s’en rend compte. Quel homme ne va pas être sensible à deux cuisses nues bien ouvertes alors qu’il fait la queue ? Et ne me dites pas qu’il existe une seule femme au monde qui ne soit pas consciente de cela.
Après un flottement dans l’assistance, il vit la lueur de la délivrance envahir l’atmosphère. Et c’est le gros Roger, le peintre en bâtiment en salopette bleu-marine toute tachée, qui la lui offrit.
— Et bien au lieu de la faire, ils vont se la taper, la queue ! Au sens propre ou contre les murs, c’est selon les hormones de chacun !
Un grand éclat de rire traversa la clientèle, même le petit vieux assis à la table du fond se mit à rire alors qu’il ne participait jamais aux conversations. Bernard était sauvé, le thème du racisme allait s’effacer pour lui laisser la place. Il en était sûr et cela se confirma dans la seconde qui suivit.
— Non, mais on va être obligé de composer le numéro d’urgence de « ni pute ni soumise », là. Il n’y en a pas un dans ce bar capable de distinguer une attitude provocatrice volontaire, d’une provocation involontaire de la part d’une femme fatiguée, qui finit un footing, et qui oublie de faire attention aux pensées malsaines de quelques obsédés qui vont chercher leur pain ? C’est peut-être un peu de sa faute, mais de là à dire que c’est une pute ou je ne sais quoi, c’est quand même dépasser les limites du soutenable.
Le Gianni était tout un personnage, une des dernières figures emblématiques du café à être entrée dans le cercle des habitués. Toujours militant, il prenait les trains en marche et savait y imposer la vision la plus décalée par rapport à la majorité des autres clients du Fleuri. Étonnamment, malgré les aprioris et autres images d’Épinal qu’on ne manquerait pas de coller à son origine italienne, il était un fervent féministe. Il avait pourtant les cheveux frisés mi-longs, cette stature grande et athlétique d’ancien numéro quinze au rugby, et la virilité du tombeur de ses dames arborée comme un étendard. Le contraste était donc d’autant plus saisissant avec les idées qu’il défendait en général. Ses grands-parents étaient d’anciens communistes persécutés par Mussolini dont il était fier de raconter l’histoire de l’immigration en France. Sans doute y étaient-ils pour beaucoup dans l’origine de son militantisme.
— Oui, mais que ce soit volontaire ou non, s’il y en a un qui la chope par la suite, moi je dis qu’il a quand même des circonstances atténuantes. Autant on ne va pas la condamner pour s’être fait agresser, autant il faudra en tenir compte pour le juger lui. Je ne dis pas qu’il faut lui pardonner, mais bon, il faut tenir compte de la provocation de la fille. On ne peut pas demander aux hommes de ne plus être des humains. Nous ne sommes pas des machines programmables : un coup je bande fort, tout excité pour lui donner du plaisir, un coup je la garde molle, la met sous le bras, et rentre bien sagement rejoindre bobonne à la maison qui m’attend avec les seins qui tombent.
Notre frontiste de comptoir avait donc abandonné son thème favori pour revenir dans la conversation initiale. Il n’avait cependant pas oublié de garder toute la provocation qu’il fallait pour être sûr de rester au centre du débat. Évidemment, la plupart désapprouvaient de tels débordements de langage, même ceux qui auraient pu être dans le camp des machistes convaincus. Une rumeur mécontente courut tout le long du comptoir.
— Et bien si tu hésites entre le viol d’une jeune fille innocente dans un square, et te taper la grosse que tu as épousée quand elle était encore jeune et belle, mais que tu ne peux plus voir en peinture, il te reste toujours la branlette dans les chiottes en regardant youporn sur ton smartphone. Non seulement ça soulage, mais en plus ça ne fait de mal à personne, tu vois ? On n’est pas des machines, justement on a une morale, non ? s’insurgea alors Gianni dont le ton avait changé pour verser dans l’agressif mécontent.
L’ensemble des arguments étaient posés, il était temps de porter l’estocade pour Bernard. Il savait que la suite ne serait que des idées qui tournent en rond, avec les pour et les contre qui restent dans leurs camps. Or celui qui domine, qui se place au-dessus de la mêlée, qui brille un moment sous des regards admiratifs dans les deux camps, c’est celui qui met tout le monde d’accord. Il était temps de satisfaire son ego, de rabaisser tous les autres au rang d’amateurs, de petits joueurs, de ceux qui parlent sans savoir. Il était temps d’imposer l’expérience de la vie face aux pompeuses théories, aux jolies phrases qui font mouche, mais ne sont belles que dans la forme. Le fond, la vérité, la raison, elle ne peut venir que de la réalité, que des faits, que du vécu.
— Mais si cette femme se fait violer, elle ne peut être tenue pour responsable, même si elle a provoqué cela par son comportement. Pourtant parfois, elle est tout de même condamnée et mise en face de sa responsabilité. Non par la justice des hommes, mais par la nature elle-même. Tout simplement et sans aucun procès, le verdict tombe et point barre. Et pour la nature, il n’y a pas d’histoire de circonstances atténuantes, d’intentionnalité du coupable ou de la victime, de savoir si l’on applique plus ou moins la loi. La nature, si elle condamne, elle applique sa loi, entièrement et complètement, sans trembler, sans atermoiement. Il n’y a qu’une seule loi et c’est la même pour tout le monde dans ce cas.
Était-ce la teneur du discours tout à coup très différente ou la voix devenue légèrement tremblante et remplie d’émotion, mais cela créa un grand blanc, un de ces vides qui interroge. Même la patronne posa le verre qu’elle était en train de sécher avec un torchon et s’immobilisa les deux poings appuyés sur le bord de l’évier dans l’attente de la suite de cet étrange revirement. Mais Bernard avait arrêté de parler, considérant cette pause comme essentielle à l’effet de suspense qu’il voulait donner, désir de voir tout le monde pendu à ses lèvres. Au bout de quelques longues secondes, c’est Gianni qui réagit en premier :
— Je ne vois vraiment pas en quoi l’on pourrait juger la victime d’un viol comme responsable, et encore moins comment elle pourrait être condamnée. Et par la nature en plus ! La nature de quoi ? Quelle condamnation ? De quoi parle-t-on exactement ?
— Et bien la nature du viol c’est avant tout d’être un acte sexuel. C’est-à-dire un acte reproducteur. C’est sa nature première. Et il arrive que du viol naisse un enfant. Dans ce cas-là, la femme n’est-elle pas contrainte, condamnée à prendre ses responsabilités ? Son instinct de mère, son instinct naturel, ne devient-il pas le plus fort ? Demandez aux deux parents pour savoir lequel se sent le plus responsable de cet enfant, et vous verrez si ce n’est pas la mère qui répond davantage présente. Vous verrez si ce n’est pas elle qui assume le plus cette condamnation de la nature. Une condamnation à vie.
— Non, mais là tu mélanges tout, la mère ne peut pas considérer l’enfant comme responsable du viol. Elle peut l’aimer. Mais elle peut aussi le rejeter, voire avorter. D’ailleurs, c’est une des raisons les plus faciles à faire accepter pour autoriser l’avortement dans un pays. Cela veut bien dire qu’on laisse le choix, donc qu’on ne considère pas que la mère a été condamnée, bien au contraire.
— Oui bien sûr, c’est moi qui mélange tout, et toi qui fais des phrases avec trente-six mille cas différents qui justifient la même chose, hein ? Si la mère décide d’avorter, penses-tu qu’elle le fasse sans hésiter, sans se poser de questions ? Sans être confrontée à un doute, à un sentiment de responsabilité ? Sans souffrir, sans être déchirée ? Ne penses-tu pas que cet être humain, pour être le fruit d’un viol, est aussi respectable qu’un autre ? Trouves-tu qu’on puisse ainsi le condamner alors qu’on n’avorterait pas d’un enfant issu d’un accident de contraception ? Finalement comme tu le dis, pourquoi la mère doit-elle porter la responsabilité de ce choix ? Le père, en général, il s’en fout complètement qu’elle avorte ou qu’elle le garde. Lui il n’est condamné à rien, ou à si peu. Toi tu serais d’accord avec cet avortement, donner le choix à la mère de condamner cet enfant ?
— Mais attends là, il ne s’agit pas de condamner l’enfant, mais justement d’éviter que la mère soit victime une deuxième fois. Si elle ne veut pas le garder, c’est certainement parce qu’elle ne supporterait pas de l’élever. Parce l’enfant est aussi le fils de son bourreau, qu’elle s’en souviendrait en permanence. Peut-être le traiterait-elle mal cet enfant à cause de cela. C’est pour ça qu’elle peut vouloir avorter.
— Mais alors un enfant maltraité n’a selon toi pas le droit d’exister, il ne mérite pas la vie ?
— Ben, il vaut mieux oui, je pense. Mieux vaut qu’il ne naisse pas plutôt qu’il ait une vie de malheur.
— Pourquoi une vie de malheur ? Cet enfant maltraité ne peut-il pas s’en sortir et devenir quelqu’un de bien ? Ou quelqu’un de respectable, pour le moins acceptable ? Quelqu’un qui fait toujours du mieux qu’il peut pour faire oublier à sa mère qui est son père. Quelqu’un qui toute sa vie, porte le poids d’un acte dont il n’est pas responsable. Qui malgré tout, essaie tant bien que ça d’exister aux yeux de sa mère, et aux yeux de tous les autres aussi. Qui tente en permanence de faire en sorte que « cela » ne se voie pas. Quelqu’un écrasé par sa propre existence, par le regard des autres, par l’absence de son père, par la violence de sa mère, mais qui s’en sort malgré tout à peu près, comme il peut, avec tous les défauts qu’a pu générer en lui cette dramatique origine. Quelqu’un à qui l’on dit que sa mère est soit une pute responsable du viol parce qu’elle l’a bien cherché, soit une irresponsable qui l’a condamné à lui faire vivre un calvaire plutôt que de l’avorter. Quelqu’un avec les défauts qui le condamnent en permanence à être mal jugés par le monde, mais qui ne sont pourtant rien face aux efforts qu’il a dû faire pour arriver là où il en est. Quelqu’un tout pourri en comparaison des autres, mais qui a tout de même en lui une certaine fierté d’avoir réussi son bout de chemin, un certain orgueil de surmonter en permanence cette épreuve... Quelqu’un comme moi.