Chapitre 5 : Courteau, surveillant général.
—
De toute façon, les gamins de maintenant, on ne peut plus rien en faire. Que ce
soient des fils d’immigrés qui savent trois mots de français dont deux sont des
insultes; ou des fils de bourgeois, enfants rois qui vous prennent pour de la
merde et sont incapables d’obéir ; c’est du pareil au même. Les gamins
d’aujourd’hui, c’est une catastrophe… Alors les profs, je les plains, mais pas
trop non plus, parce que c’est aussi en partie de leur faute. Ils ont baissé
les bras il y a bien longtemps, ils ne sont devenus que de petits
fonctionnaires qui font semblant de bosser en se justifiant en permanence avec
de belles paroles…
—
Attends, attends, tu mélanges trop de choses à la fois, là. Les enfants d’un
côté, et les profs de l’autre. Moi je connais bien les deux, je travaille avec
! Alors, je peux en parler. Parce que les grands mots, c’est bien joli, mais il
y a la réalité, et elle est têtue la réalité ! Il faut la vivre aussi…
Jean
Michel Courteau ne s’énervait jamais, une patience à toute épreuve. Bedonnant
d’un petit ventre bien assorti à sa petite taille, fort accent du sud-ouest, il
était le monsieur éducation du Fleuri. Dès qu’un sujet s’y prêtait, il
décrivait sa vie dans un collège de banlieue assez difficile. Il apparaissait
comme une personnalisation de ce que devait être l’humanité du système
éducatif. Ses exemples défendaient toujours les élèves, en expliquant leurs
difficultés.
Il
répondait ce jour-là à Émile, notre pilier de comptoir nationaliste qui était
accompagné à la grande surprise de tous, d’une belle inconnue. Une femme, la
quarantaine, en tailleur élégant, qui mesurait bien dix centimètres de plus que
lui aidée de ses talons aiguilles. Personne n’avait jamais vu Émile au Fleuri
accompagné d’une femme, ni d’ailleurs une femme d’une telle prestance dans ce
bar de quartier à la clientèle populaire. La dame en noir avait encore peu
parlé jusque-là, mais ses quelques mots avaient laissé toutes les bouches bées.
Son charisme détonnait au milieu de ces conversations d’une piètre banalité.
Il y avait aussi ce
jour-là, à l’autre extrémité du bar, un client que personne ne connaissait non
plus. La casquette enfoncée jusqu’au bas du front, la trentaine, d’origine
arabe ; il écoutait sans mots dire chacun des intervenants avec une telle
attention qu'elle paraissait parfois surjouée.
— Elle est un peu facile
celle-là. À chaque fois, tu nous la ressors. Mais il n’y a pas que ceux qui
bossent dans l’éducation qui peuvent en parler tout de même ! Nous avons tous
des enfants et des petits-enfants, on sait lire les journaux, on voit des
documentaires. On n’invente pas tout ce qu’on dit non plus. Et s’il n’y avait
que les profs et les éducateurs pour nous dire comment faire, on ne serait pas
dans la merde ! Pardons pour le mot, Isabelle, termina-t-il en se retournant
vers celle qui l’accompagnait.
— Je ne suis ni prof ni
éducateur, je suis conseiller principal d’éducation.
— Ah oui, celle-là aussi,
elle est bien belle. Monsieur, que dis-je, son altesse le conseiller principal
d'éééducation. Je t’en foutrais, moi, des titres à rallonge. À l’époque on
disait surgé, et ce n’est pas parce qu’on les appelle techniciennes de surface
que les femmes de ménage ont changé de boulot !
— C’est vrai, mais je ne
vois pas pourquoi on devrait continuer à utiliser le vocabulaire du moyen Âge
pour parler non plus ; comme tu le dis, cela ne change pas le boulot. Quoique,
nous avons moins le rôle de répression et davantage celui d’écoute et de
soutien de l’élève que ne l’avait le surgé de l'époque.
— Oui, et bien justement,
nous on le regrette ce rôle-là… Au moins, ils apprenaient un minimum les règles
du savoir-vivre. À force de les écouter, de les comprendre, on a fini par tout
leur excuser et tout leur permettre. Un bon coup de pied au cul, excuse-moi
l’expression Isabelle, voilà ce qui leur manque aux jeunes de maintenant. Ils
se croient tout permis. Sans ça, plus aucun respect, pour rien du tout.
— Tu sais, à l’époque,
ceux à qui on mettait des taloches et des punitions, finissaient tout autant en
prison que ceux qui posent problème aujourd’hui. Avec une haine de la société
tout aussi grande, voire pire !
— Et bien au moins, ils
avaient des repères. Ils savaient si ce qu’ils faisaient était bien ou mal.
Maintenant, tout se vaut, tout peut s’expliquer, on victimise à tour de bras et
hop, le tour est joué. Les pauvres petits par ci, les pauvres petits par là.
C’est n’importe quoi, ils ont perdu les vraies valeurs, je te le dis, moi !
— Tu exagères, et tu
caricatures. D’abord, on ne cesse de leur parler des règles, de les leur
expliquer pour qu’ils les comprennent. Ensuite, ils ne sont pas tous fous ou
complètement cons. Ils savent très bien ce qu’ils font. On a l’impression que
les parents et l’éducation nationale ont baissé les bras, mais en fait pas du
tout, le travail de fond sur les règles, les valeurs, se poursuit. Et de même,
ce nouveau courant religieux, en France, la religion musulmane, participe à
l’enseignement de ces mêmes valeurs.
À l’évidence, Jean Michel
n’avait pas choisi de mettre ce dernier point d’argumentation au hasard. Il
savait qu’Émile allait être complètement déstabilisé, entre son avis d’attaquer
méchamment l’islam, comme à son habitude, et la présence du client à la
casquette qui avait tout l’air d’appartenir à cette religion. Son origine
arabe, et le fait qu’il ne buvait qu’un Orangina, rendrait sa classification
pratiquement certaine pour Émile. Pour répondre, il dut choisir prudemment ses
mots en jetant souvent des petits regards sur ce client.
— Alors là, tu vas un peu
loin. L’école est laïque que je sache. Je ne vois pas comment les musulmans
pourraient montrer des valeurs positives pour nous. Le fait que les
associations musulmanes se battent pour le voile à l’école ne me paraît pas une
valeur très morale par exemple. Quand ils organisent des séances de jets de
pierres, pour une raison ou une autre, sur nos écoles, on ne peut pas dire
qu’ils apprennent aux élèves le respect des institutions françaises. Et quand
ils s’insurgent contre les programmes scolaires où on enseigne la
contraception, ce n’est pas fameux non plus…
Le client du bout du
comptoir ne bougeait pas. Il regardait fixement et froidement Courteau, sans
exprimer quoi que ce soit sur son visage. Comme s’il regardait intensément un
mur en pensant à autre chose. Cette attitude, bien que neutre, dérangeait
finalement davantage qu’une franche réprobation. La femme qui accompagnait
Émile, percevant le malaise, eut alors une étrange réaction. Elle s’adressa
directement à ce client :
— Et vous monsieur, vous
êtes peut être musulman, que pensez-vous de tout cela ?
Il ne répondit pas, c’est
à peine s’il lui rendit un regard lorsqu’elle s’adressa à lui. Il garda le même
visage froid et impassible, en continuant à fixer Courteau. Se rendant compte
du malaise provoqué par son amie, Émile renchérit comme si de rien n’était,
espérant ainsi tout effacer et revenir à une ambiance plus normale.
— Moi, je n’ai rien
contre les musulmans, ni les catholiques…, ni même les bouddhistes ! Pour moi,
ils sont tous respectables. Je constate juste que ce que tu dis sur leur bonne
influence est contredit par certains faits. Les faits on n’y peut rien, ils
sont ce qu’ils sont, ce n’est pas moi qui les invente !
— Ben les faits, moi, je
les vis au collège. Et ce n’est pas les enfants de familles musulmanes
pratiquantes qui ont les enfants les moins bien élevés. Certains de ces élèves
sont excellents et feront de très bonnes études. Heureusement qu’ils sont là
d’ailleurs, ça nous permet de montrer l’exemple à suivre aux autres. Dans mon
bureau, j’accueille tout le monde, ils le savent. Ils connaissent mon respect
pour les religions, c’est une question de confiance à établir pour renouer un
début de dialogue. Si tu ne les respectes pas, ce que tu diras n’aura aucun
effet. Et ce n’est pas avec les punitions, ou la violence que tu suggères,
qu’ils auraient plus de respect pour toi. Si tu les traites avec violence, soit
ils se rebellent et deviennent eux-mêmes violent, soit ils ont peur et ils
fuient tout dialogue.
— C’est bien gentil
d’accueillir, et d’accueillir. Nous aussi, en France on a accueilli et
accueilli. On a donné du boulot, la sécu, la nationalité et le droit de vote
même. Et pour quel résultat ? Ils mordent la main de ceux qui les ont nourris.
Voilà le résultat. On n’aurait pas tout laissé aller dès le départ, on n’en
serait pas là. Tes gamins, c’est de la graine de racaille. Il ne faut pas
l’empêcher de pousser, mais il faut bien l’attacher au tuteur. Qu’elle aille
dans le droit chemin, contrainte et forcée, et si ça lui fait mal et ben tant
pis. Et la première chose, c’est de faire reculer ces religions médiévales qui
n’ont rien à faire en France à notre époque !
Émile s'était mis à
parler fort. Madame Ginette , la patronne, commençait à lui jeter des regards
noirs. C’était efficace, il la connaissait bien et savait que s’il dépassait
les bornes, il allait en prendre pour son grade. Il but son verre et relâcha sa
tension.
— Mais c’est bien ce
qu’on fait, ne t’inquiète pas. Pour guider les enfants, il n’y a pas besoin de
violence, pas besoin de force. On a surtout besoin de patience, de persuasion
par le dialogue. Quant à la religion, pour moi, ce n’est pas un problème. Il
n’y a pas de grande différence avec des familles catholiques ou autres. Je vois
surtout la profession des parents, c’est leur niveau social qui a de
l’influence. Les filles musulmanes, par exemple, sont souvent bien plus
studieuses. Qu’elles soient voilées ou pas d’ailleurs. On voit qu’elles veulent
s’en sortir. Plus que les garçons, et plus que les autres filles de banlieue.
J’en ai quand même une qui est passée chez nous il y a quelques années, et qui
a fait l’école des mines. C’est pas rien ! Je me souviens qu'elle était passée
dans mon bureau à l'époque des histoires avec le voile, quand tous les médias
en parlaient. Ils nous ont bien foutu le feu aux poudres d’ailleurs ceux-là...
Ben elle, elle s’était voilée juste pour protester, par solidarité avec celles
qui le portaient par conviction. Je l’avais convoquée et je lui avais expliqué
que sa réaction était normale et que la cause qu’elle défendait était juste. Ça
l'avait surprise d'ailleurs. Mais je l’ai avertie qu’il fallait qu’elle fasse
attention à ne pas aller trop loin, car cela pouvait se retourner contre elle.
Qu’elle devait aussi penser à son avenir et défendre ses idées sans se couper
d’une carrière universitaire qui pouvait être brillante. C’était déjà une très
bonne élève. Finalement, je lui avais dit, et c’est ce qui je crois a eu le
plus d’effet, que sa revanche serait de réussir le mieux possible et montrer à
la société que le musulman peut être quelqu’un d’exceptionnel. Je lui avais
fait comprendre que peu de gens, musulmans ou non, avaient comme elle le
pouvoir d’aller aussi loin dans les études. Réussir personnellement était son
devoir pour sa communauté. Et ça a marché, la preuve.
— Oui, bien sûr, toujours
les contes de fées pour… Émile fut coupé net dans sa tirade.
Le coup de poing sur le
comptoir et le ton agressif et plein de haine du client à la casquette le
laissa sans voix.
— C’est vrai Courteau, tu
aimes bien les jeunes filles musulmanes, fils de pute… gronda-t-il menaçant,
lançant un regard noir et froid dans les yeux de Courteau.
Courteau pâlit d’un seul
coup. Il le regardait à la fois inquiet et intrigué, sans répondre. À l’évidence,
il ne comprenait pas qui était cet individu et essayait de se souvenir d’un
indice pour savoir ce qu’il lui voulait. Un ancien élève ? Un de la bande de la
cité voisine du collège, qu’il avait affronté il y a peu avec l’aide de la
police ? Après quelques longues secondes d’une ambiance franchement refroidie
et silencieuse, il finit par lui répondre.
— Je n’ai rien contre
personne dans mon boulot. Je n’ai pas de préférence, dit-il calmement. Mais, on
se connait ? Pourquoi me parlez-vous sur ce ton ?
— Tu fais le beau devant
tes potes, hein ? C’est ton petit bar là, ta petite cour. Tu te fais admirer et
tu donnes des leçons ici, hein ? Ici t’es le mec respecté, quoi…
— He, oh, ça va là. On ne
veut pas d’histoire, dit Émile levant le ton. Si vous cherchez à foutre le
bordel, vous devriez aller voir ailleurs. Ici on est tranquille entre nous,
alors pas de problèmes compris ? Et restez poli, s’il vous plaît.
— Toi j’te cause même
pas, t’existes même pas, tu comprends ? Alors laisse tomber.
— Bon ça va aller, on ne
va pas s’échauffer sur des malentendus, coupa Isabelle conciliante. Si quelque
chose ne vous a pas plu, on peut en parler calmement. Peut-être
accepteriez-vous un verre en guise d’apaisement ?
La classe d’Isabelle
contrastait avec la violence qui semblait prête à sortir de tous les pores de
cet individu, et qui mettait tout le monde en position de médiation plutôt que
d’affrontement. Seul Émile était à peine davantage dans l’exaspération, mais
même lui restait calme et préoccupé.
— Il n’y a pas de
malentendu , hein, Courteau. T’es un vrai fils de pute, toi. Le roi des fils de
pute de ce collège, dit-il en se levant de son tabouret puis en se rapprochant
peu à peu du groupe l’air menaçant. Tu ne leur as pas expliqué, hein, à tes
copains. Ici tu veux rester respectable.
— Bon ça va là, on se
calme, dirent en chœur Émile et la patronne qui commençait à s’en mêler.
Isabelle, pensant
qu’Émile pouvait réagir physiquement, le prit dans ses bras et le tira vers
l’arrière. Le gars à la casquette avança alors sur le groupe en criant et finit
par prendre Courteau par le col.
— Mais qui, qui êtes-vous
? Que voulez-vous ? balbutia Courteau.
— Jamila, Jamila El
Moussali, tu l’aimais bien elle aussi ?….
— Lâchez-le tout de
suite, non, mais ça va pas, là ? ordonna Émile en essayant vainement, mais pas
trop non plus, de se défaire de l’étreinte de son amie Isabelle.
Courteau accompagna le
geste qui lui permit de faire lâcher prise à l’individu d’un « oui c’est bon,
je m’en souviens. » Il recula et pointant du doigt Émile lui intima l’ordre de
ne pas s’en mêler. « Vous non plus, madame Ginette » rajouta-t-il.
— Jamila, c’était ma
sœur. Nous, on ne savait rien. Elle n’a jamais rien dit. Elle s’est juste
enfermée dans sa tristesse, dans sa souffrance, pendant dix ans. Elle s'est
fait bouffer par sa déprime et s’est finie aux barbituriques cette semaine. Dix
ans après, fils de pute. Mais elle a laissé une lettre, affirma-t-il en
brandissant une feuille de papier qu’il avait sorti d’une de ses poches.
— Oh non, mon dieu.
Pardon, pardon, trembla Courteau de tout son corps.
Voyant la réaction de
Courteau tout le monde se figea sur place et stupéfait attendit la suite.
— T’es qu’un enculé,
Jamila c’était ma sœur…
Il se rua alors sur
Courteau une deuxième fois et le projeta violemment entre les chaises et les
tables du fond du bar. Il tomba et resta assis par terre.
— Pardon, pardon
sanglota-t-il en se protégeant la tête dans ses bras.
Le frère de Jamila, sans
plus dire mot, lui infligea avec rage cinq ou six grands coups de pied dans le
corps et les bras. Il se retourna pour s’assurer que personne n’allait
intervenir. Puis se retournant de nouveau, termina par un grand coup de pied
qui passa entre les bras de Courteau dont frappant durement le visage qui se
couvrit de sang. Il fut projeté en arrière et tomba allongé sur le sol sans ne
plus bouger. L’homme le regarda quelques secondes, se retourna, fixa les autres
clients et la patronne d’un regard vide puis sortit sans rien dire par la porte
vitrée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commente qui peut...