Scylla // Répondez-moi


SCYLLA - Répondez-moi


Si quelqu’un m’entend qu’il me réponde tout de suite  
Cette solitude me bousille, j’y croupis depuis douze piges  
Un tout petit signe, rien de plus qu’un oubli  
Un regard, une parole, un coup de cil, ou même un soupir !  
Je ne demande pas grand-chose. 
Juste de savoir  
Juste que cette solitude s’arrête un jour de s’accroître 
(...)
« Alors tu restes là, à compter les peut-être…  
A ne devenir, finalement, que l’ombre de ce que tu peux être  
Alors tu passes ton temps à te retenir,  
A partir tellement loin de toi que tu ne sais plus comment y revenir… » 
[Refrain]
 Hè !? Est-ce que je suis seul dans ce cas ?
  Pourquoi tous ces gens me passent devant la gueule sans me voir ?  
Psst ! Hè ! Ho ! Hè ! Ici, il fait très sombre !
Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Si oui, qu’il me réponde !   
(...)  
Non. J’ai cette aptitude à ne croiser que de pâles lueurs
 Oui, j’ai l’habitude, mais dites-moi que je ne suis pas le seul  
Dites-moi que je ne suis pas le seul. Psst ! 
Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Répondez-moi !


— Bonjour madame Martin. Comment ça va ce matin ?
— Bonjour monsieur Moissonier, très bien merci, répondit-elle de sa voix grésillante.
— Vous allez faire les courses, aujourd’hui il ne pleut pas, il faut en profiter !
— Oui, ça me sert de promenade sous le soleil. C’est bien aussi pour vous, parce que faire les travaux sous la pluie, c’est pas la joie !
— Ça c’est bien vrai, surtout la peinture ! Allez, au revoir madame Martin, profitez bien du beau temps !
— Merci, et bon courage…
Elle se dirigea de son pas lent et hésitant vers le portail de la sortie de la résidence. Cet échange avait ainsi lieu tous les jours, le gardien et jardinier de la résidence était la plupart du temps une des seules personnes avec qui elle parlerait de toute la journée.
Seule, elle s’était levée vers 7 heures. Comme tous les jours dans cette éternité. Elle avait allumé la radio, baissé le son, car á cette heure-là elle prenait soin du sommeil de ses voisins. Elle le monterait de nouveau á midi, quand elle ferait la cuisine. Elle avait déclenché la cafetière dans laquelle le café attendait depuis le soir précèdent. Tout était toujours prêt, bien réglé. Elle écoutait d’une oreille les habituelles informations redondantes, assise à la table de la cuisine où elle beurrait sa tartine. Elle avait du cholestérol, le médecin lui avait autorisé cet écart comme une transgression á une règle absolue et très grave. Depuis, elle ne mangeait plus qu’une tartine, mais l’appréciait d’autant plus, comme une faveur du médecin pour la récompenser d’on ne sait quelle qualité. « C’est bien parce que c’est vous » lui avait-il dit, avec la malice caractéristique qu’utilisent certaines personnes quand ils parlent aux gentils petits vieux. Puis elle était allée dans la salle de bain, se déshabiller pour ensuite se rhabiller était devenu un effort sportif rempli de douleurs et de difficultés. Elle mettait un quart d’heure, en comptant le passage du gant de toilette savonneux sur le visage et sous les aisselles. Elle s’estimait cependant chanceuse. A son âge, beaucoup avaient une aide-soignante qui les aidaient á se préparer matin et soir. Elle disait toujours que le jour où elle perdrait ce peu d’autonomie qui lui restait, elle se laisserait mourir. C’est peut-être pour cela qu’elle y arrivait encore toute seule. Ensuite elle allait ouvrir les volets de tout l’appartement. Elle les ouvrait tous les jours, jour après jour. Elle savait que si un matin ils restaient fermés, alors cela alerterait ses voisins sur son décès. Après tout, même s’ils ne lui demandaient jamais comment elle allait, ils étaient surement suffisamment observateurs. Au jardinier, elle lui avait carrément laissé la consigne : « si un jour les volets restent fermés, vous pouvez appeler les pompes funèbres ! » Il l’avait pris à la rigolade, mais elle savait qu’ainsi il y ferait attention. Elle n’avait pas envie qu’on la retrouve au bout de plusieurs jours puante et pourrissante. Tous les matins elle se rassurait en ouvrant les volets qui lui assuraient sa dernière dignité.
Puis venait le second exercice, descendre les deux étages d’escaliers malgré l’arthrose. Elle ne pourrait bientôt plus. Mais tant que c’était possible, elle allait faire ses courses tous les jours.
La conversation quotidienne de trente seconde n’en était pas vraiment une. Mais le pauvre jardinier, il n’avait pas grand-chose á dire, et à l’évidence il pensait qu’elle non plus. Alors on s’en tenait aux salutations et au bulletin météo. Il paraitrait qu’après avoir vécu quatre-vingt-deux ans, on ne doit pas avoir trop de chose à raconter...
Ensuite, il lui restait cinq cent mètres à marcher jusqu’au supermarché. Elle mettait bien vingt minutes, il fallait qu’elle fasse deux ou trois pauses pour reposer le bras qui tirait son caddie de toile á deux roues. Quand on porte sa croix, il faut quelques stations sur le chemin. Au retour, le caddie étant rempli, il fallait s’arrêter davantage.
Au supermarché, elle allait avoir les deux autres échanges de sa journée avec le reste de l’humanité. L’employé du rayon viande et poisson et la caissière. Et puis se serait fini, elle rentrerait chez elle sans plus parler à personne.
Tous les quinze jours, le samedi après-midi, son fils passait la visiter pour vérifier que tout aille bien. Il donnait des nouvelles en buvant un café, restait une heure trente et repartait. Tous les trois mois, il l’invitait chez lui le dimanche midi, c’était sa grosse sortie. S’il savait combien elle attendait ce moment ! C’était les seules croix qu’elle posait sur son calendrier. Souvent, elle comptait les semaines pour se rendre compte combien la date approchait. Ça lui faisait plaisir. Elle vivait le temps comme cet unique compte à rebours. Sa petite fille vivait au Canada. Mais elle l’appelait souvent, et quand elle revenait en France pour les vacances, elle ne manquait jamais de rester quelques jours dans la chambre d’ami. Un immense bonheur ce moment-là. Elle prenait des photos qu’elle pourrait regarder souvent, tout le reste de l’année, dans l’album de famille. Elle penserait à elle et à ces instants de joie partagés. Elle était si gentille sa petite fille. Elle était folle aussi, elle l’emmenait au centre-ville, et achetait n’importe quoi pour sa grand-mère. Comme elle avait fait attention toute sa vie, ça la faisait râler pour l’argent dépensé, mais elle était aussi tellement heureuse de ces petites attentions. La jeune fille aimait aussi l’emmener au cinéma. Les souvenirs des films en noir et blanc revenaient à la surface. Le cinema, son grand plaisir de jeunesse. Finalement, sa petite fille s’occupait plus d’elle que son propre fils. On la sentait intéressée à converser, toujours à poser des questions sur son passé. Elle ne faisait pas tout ça par obligation comme tous les autres. Elle aimait sa grand-mère pour ce qu’elle était vraiment, pas seulement pour son titre de grand-mère.
Elle arrivait péniblement devant le supermarché, ombre qui marche. C’était un petit supermarché de quartier, il n’y avait jamais grand monde, mais jamais vide non plus. Impersonnel mais on l’y connaissait un peu. On y trouvait de tout, à un prix bien sur exorbitant, qui devait à peine compenser le coût du mètre carré dans le secteur. Mais elle râlait quand même, ronchonnant dans les rayons, plus pour la forme que sur le fond.
Ce jour-là, le clochard habituel, à qui elle donnait régulièrement la monnaie qu’on lui rendait à la caisse, était accompagné d’un jeune homme. Le vieux la salua, comme toujours lorsqu’elle rentrait dans le magasin. Non qu’il soit poli ou aimable, mais simplement bon commercial. S’il saluait sans rien demander, il savait qu’il recevrait plus facilement l’empathie á la sortie. Et l’empathie c’est la clé du travail de mendiant. A la sortie, elle lui laissa, comme d’habitude, deux ou trois pièces de monnaie. Elle en profita alors pour lui demander : « Mais qui c’est ce jeune homme ? » « Je ne vous ai jamais vu», fini-t-elle en s’adressant à lui directement. Il se leva d’un bon et lui proposa son aide pour tirer le caddie jusqu’à chez elle. D’abord elle refusa, puis comme il insistait, elle se laissa convaincre, pensant aussi à la fatigue du retour qu’elle imaginait sous le soleil maintenant plus haut dans le ciel. Ils firent ensemble quelques pas et commencèrent à discuter comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Lui était Syrien, il parlait pourtant bien le français et avait la peau plutôt claire. Elle s’en étonna. Il lui expliqua que ses parents étaient professeurs de français, que la Syrie avait été une sorte de colonie française il n’y a pas si longtemps. L’un de ses grands-parents avait même était tué par les français à l’époque. « hé bien voyez, l’histoire se répète, la France continue de lâcher des bombes sur votre peuple ». Le jeune garçon paru stupéfaits de cette remarque. Pour la première fois, quelqu’un dans ce pays prenait en compte et mettait en lien la guerre au présent et avec le passé colonial, quelqu’un comprenait. Ils continuèrent ainsi à discuter davantage. Ils parlèrent de la solitude, du manque d’empathie des français, de l’égoïsme ambiant. C’est surtout elle qui s’exprimait. Lui était assez surpris, ses conceptions de la famille et de la vieillesse dans un pays riche dont l’une des devises était la fraternité, il ne les imaginait pas comme cela. Finalement, il comprit que même s’ils n’étaient pas de la même origine et avait une histoire bien différente, ils se retrouvaient au même endroit á souffrir des mêmes manques, du même besoin d’humanité. Ils se trouvèrent ainsi des points communs.
Comme ils arrivaient dans l’immeuble, le jeune homme l’aida à monter son caddie, la tâche la plus éprouvante et longue de toutes pour la grand-mère. A l’entrée, le gardien avait suivi d’un regard suspicieux le jeune homme qui accompagnait la vieille femme. Elle se retourna et le rassura d’un geste de la main pour ne pas qu’il se préoccupe. Elle fit jouer les clés dans les trois serrures puis ouvrit la porte et poussa le caddie á l’intérieur. Elle se retourna et regarda le jeune homme dans les yeux. Puis encore de haut en bas, pour constater la légère saleté de ses vêtements et l’usure de ses chaussures. Elle senti la gêne qu’il éprouvait pour cela quand elle croisa de nouveau son regard. Elle lui dit d’attendre une minute, entra dans l’appartement en refermant derrière elle. Elle revint sur le palier avec deux grosses poches plastiques pleines de vêtements. « Ce sont de vielles choses que je gardais de mon mari, il avait à peu près la même taille que vous. » Il la remercia, mais lui exprima que c’était d’avoir parler avec elle qui lui avait fait du bien. Dans la rue, il avait peu l’occasion de parler á des gens cultivés. Elle le regarda encore dans les yeux, longuement. Ils étaient si sincères, si francs, presque naïfs. Il lui dit qu’il devait la laisser mais qu’il espérait la revoir, que ça lui ferait plaisir. Elle l’invita à entrer pour un verre d’eau. Depuis, il habite chez elle.

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